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ne prend rien au pied de la lettre, qu’il n’est dupe ni de Roland, ni de Roger, ni d’Angélique, que ces grands tragédiens nous donnent la comédie, et qu’il est lui-même le plus merveilleux montreur de marionnettes que l’Italie et le monde aient produit. Ce qui nous enchante dans le Tasse, c’est le sérieux et l’ingénuité de son inspiration, c’est sa franchise, c’est sa candeur. Il se livre, il s’abandonne ; il a mis dans son poème, qui est un roman en vers, son âme, son cœur, ses souvenirs, ses espérances, ses rêves, ses chimères, le Tasse tout entier.

Sa sincérité l’a fait grand poète, c’est elle aussi qui plaide en faveur de l’homme et nous rend indulgens pour ses défauts, compatissans pour ses misères. Il avait ce parfait naturel qu’on rencontre plus souvent en Italie qu’en tout autre pays. Quoi qu’il fût, il était lui et se donnait pour ce qu’il était. On ne saurait lire sa correspondance sans éprouver pour lui la sympathie qu’inspirent toutes les âmes parfaitement vraies. Quand il a perdu le sens, ses lettres sont longues, pleines de redites, rien n’est plus monotone que les litanies et les rabâchages de la folie; puis tout à coup il réussit à se ravoir, il se possède, le jour luit dans sa tête, et il instruit son propre procès comme le plus perspicace des juges : « La cause de mon mal est la douceur des mets dont je me suis délecté jusqu’à l’excès dans ma jeunesse, prenant l’assaisonnement pour la nourriture, prendendo il condimento per nutrimento. » S’il connaissait son mal, il ne pouvait ni ne voulait en guérir. Par une fatalité de nature, il concevait la vie comme une fête ou comme une matinée de mai toute parfumée de lilas et de roses. Il lui était impossible de comprendre qu’elle n’est qu’un à peu près, que toute médaille a son revers, que toute joie a sa rançon, que le seul remède radical aux petits chagrins est une grande douleur qui les anéantit, que dans ce monde le bonheur lui-même a besoin d’être consolé, qu’heureux ou malheureux, l’homme doit se venir en aide et adoucir par ses acceptations les refus de sa destinée. Une femme, qui sans avoir le génie du Tasse a le cœur plus viril et met son esprit au service de sa raison, écrivait dernièrement : « Ma dernière coquetterie sera pour mon courage, car je prévois qu’il sera mon dernier ami ici-bas. »


V. CHERBULIEZ.