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humeur. Il lui est tombé dans l’imagination que nous voulions le faire mourir; on peut croire que, si nous avions jamais eu pareille fantaisie, l’exécution nous eût été facile. » Etrange façon de rassurer un homme qui craint qu’on ne l’empoisonne, et à qui on fait savoir par deux ambassadeurs que c’est la chose du monde la plus aisée! — Eh quoi! pouvait lui dire le Tasse, vous y avez donc pensé?

A l’égard de l’Inquisition, qui ne lui fît jamais de mal, les terreurs que lui inspirait le Saint-Office étaient-elles purement chimériques ? Ce latitudinaire, qui avait eu dans sa jeunesse des crises de doute et de mécréance, qui, platonicien par le tour de son esprit, était dans la conduite de sa vie un zélé disciple d’Epicure, donnait-il une preuve d’aliénation mentale en se mettant en règle avec l’Eglise? Il avait eu la funeste idée de soumettre sa Jérusalem à l’examen de rigides orthodoxes, qui y trouvèrent beaucoup à redire et lui reprochaient d’avoir mêlé le profane au sacré. « Lorsque j’eus dépassé le milieu de mon poème, et que je commençai à soupçonner combien ce siècle tient les âmes à l’étroit, la stretteza de’ tempi, je songeai à l’allégorie comme à un moyen d’aplanir bien des difficultés. » Mais ses allégories elles-mêmes risquaient de paraître suspectes. « Heureusement, il n’y a pas dans mon poème d’amours qui finissent bien, et cela doit suffire pour que ces gens-là les tolèrent. Les amours d’Herminie semblent seules avoir un heureux dénouement, je voudrais leur donner aussi une fin édifiante, et l’amener non seulement à se faire chrétienne, mais à prendre le voile. Je sais que cela ne pourra se faire qu’aux dépens de l’art ; mais que m’importe de plaire un peu moins aux connaisseurs, pourvu que je déplaise un peu moins aux scrupuleux? »

Il vivra désormais dans les perplexités; toutes les concessions qu’il fait aux scrupuleux sont condamnées par sa conscience d’artiste; rien n’est plus propre que ces éternels combats à détraquer le cerveau d’un poète. Un jour il prendra son parti, et sacrifiant ses convictions à sa sûreté, il répudiera ses idolâtries : c’est à Rome qu’il ira chercher ses protecteurs, et il captera leurs bonnes grâces en ne travaillant plus qu’à la gloire de Dieu et à l’édification de son prochain. Loin, bien loin les jardins d’Armide! Il consacrera un chant tout entier de sa nouvelle Jérusalem à la description d’un paradis sensuellement mystique, où il assigne des places d’honneur aux papes rigoristes. Faut-il qualifier sa prudence de pusillanimité morbide? Avant de répondre à cette question, il est bon de se rappeler que trois ou quatre ans après sa mort, Giordano Bruno, arrêté à Venise, était livré au Saint-Office et brûlé vif comme hérétique.