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tables, bancs, sièges, châlits, courtines, meubles de chambres, de salons, ils ont tous une langue et crient toujours. » Ces échos perfides n’ont-ils jamais joué de méchans tours à un étourdi qui avait le cœur léger, la parole libre et téméraire? « J’ai vécu jadis à Memphis, dit le vieux berger à Herminie : j’y servis le roi et, quoique simple gardien de ses jardins, j’ai connu les iniquités des cours. Soupirant après la paix de l’âme, je suis venu la chercher dans les bois. » Le Tasse a souvent maudit les cours, mais il ne s’est jamais enfui dans les forêts, étant de ces hommes qui préfèrent les maladies aux remèdes. Ce qui est certain, c’est que, dès son arrivée à Ferrare, il y a souffert, et j "ai peine à croire que personne ne l’y ait aidé.

Je veux que le duc Alphonse II ne fût point un tyran. Ce n’est pas assurément par un caprice cruel qu’il a mis le Tasse à l’hôpital, et il faut reconnaître qu’à plusieurs reprises il accorda à son prisonnier quelques douceurs; mais on ne voit pas qu’il lui ait jamais donné pendant sa captivité aucune marque de sympathie ou de compassion, et quand il lui rendit sa liberté, il refusa de le recevoir, le laissa partir sans l’avoir vu. A la vérité, le Tasse lui avait causé de sérieux désagrémens. Feudataire du Saint-Siège, il était tenu à beaucoup de prudence. A son avènement, il avait dû renvoyer en France sa mère Renée, calviniste endurcie. Il savait que Ferrare était une ville mal notée, que l’Inquisition avait les yeux sur elle ; et voilà que son poète, le chantre officiel de sa gloire se déclarait suspect d’hérésie. Il cherchait à l’empêcher de se confesser, « parce que dans ses confessions le malheureux avait coutume de dire toute espèce de choses et de se répandre en un torrent de folies. » M. Solerti nous apprend que cet indiscret ne se contentait pas de se dénoncer lui-même à l’inquisiteur; il lui donnait à entendre qu’il y avait beaucoup d’hérétiques à la cour, il prononçait ou murmurait des noms.

Ce fut sûrement une des raisons qui déterminèrent Alphonse II à le faire enfermer ; ce fou devenait dangereux. Mais sans être un tyran, on peut avoir l’âme peu tendre, et manquer de cette générosité qui ne néglige rien pour dissiper les ombrages, pour guérir les blessures d’une imagination frappée. Le 22 mars 1578, lorsque le Tasse, qui s’était enfui de Ferrare, demandait à y revenir, le duc écrivait à deux de ses agens diplomatiques la lettre suivante : « En ce qui concerne le Tasse, nous voulons que vous lui déclariez tous les deux en toute franchise que s’il est disposé à nous revenir, je consentirai à le reprendre; mais il doit reconnaître au préalable qu’il est plein d’humeur maligne, comme le prouvent ses soupçons touchant des haines et des persécutions auxquelles il serait en butte, lesquels soupçons ne proviennent que de ladite