Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/441

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

purifiée de tout ce qui pouvait déplaire à l’Eglise, il n’y a plus ni amours ni magiciens, et il écrira : « Je suis très affectionné à mon poème réformé. J’ai retiré ma tendresse au premier comme font les pères qui renient un fils rebelle et soupçonné d’être le fruit d’un adultère. »

Un jour que Rousseau traversait le village de Clignancourt, il rencontra un enfant qu’il embrassa et à qui il donna de quoi acheter des brioches. S’étant informé qui était son père, l’enfant le lui montra qui reliait des tonneaux : « J’étais prêt à aller lui parler, quand je vis que j’avais été prévenu par un homme de mauvaise mine, qui me parut être une de ces mouches qu’on tient sans cesse à mes trousses; tandis que cet homme lui parlait à l’oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer sur moi d’un air qui n’avait rien d’amical. » Si Rousseau avait cru à la magie et aux enchanteurs, il aurait pris ces mouches qu’on tenait à ses trousses pour des êtres surnaturels. Je ne sache pas qu’il ait jamais eu d’hallucinations, mais il extravagua souvent. Son cas ressemble à celui du Tasse en ce que sa maladie d’esprit fut une de ces manies circonscrites et localisées, qui n’empêchent pas un homme de raisonnera merveille, quand on ne touche pas à sa partie malade et qu’il n’entend plus tinter les grelots de sa marotte.

Ce qui fit paraître l’aventure du Tasse plus bizarre encore, c’est qu’achevée en 1575, sa Jérusalem ne fut publiée qu’en 1580 lorsqu’il était depuis un an à l’hôpital Sainte-Anne. On put croire que quand il écrivait quelques-uns des plus beaux vers qu’ait jamais composés un poète italien, il avait déjà perdu la raison. La folie ne naît pas tout d’un coup, elle s’annonce de loin, elle se prépare. Celle du Tasse semble avoir éclaté l’année même où il termina son poème, et je suis tenté de croire qu’elle attendait, pour se déclarer, que, privé de la distraction suprême qui l’enlevait à ses idées noires, sa seule affaire fût de s’occuper du Tasse, de ses espérances, de ses prétentions et de ses déconvenues. Du jour où il ne vécut plus dans la société des Tancrède, des Renaud, des Herminie, des Armide, dans ce monde des fictions délicieuses qui font oublier la vie, retombant sur lui-même, tout entier à ses chagrins, ruminant ses ennuis, réalisant, grossissant ses fantômes, son esprit s’égara. Tout ce qui tire l’homme de soi l’éloigné de la folie; il s’en rapproche dès qu’il s’enferme en lui-même. La manie de la persécution provient toujours d’une exaltation, d’une hypertrophie du moi. S’oublier est le secret du bonheur aussi bien que de la vertu, et c’est un point sur lequel s’accordent les épicuriens et les ascètes.

Les experts qui avaient décidé qu’on ne peut avoir le cerveau malade et composer des dialogues philosophiques où tous les