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les vins qui piquent le palais, piccanti e raspanti. Mais la femme était pour lui la première des friandises ; ne méprisant point les amours ancillaires, il disait comme Horace : « Pourvu qu’elle ait la taille bien prise et la peau blanche, elle sera ma princesse : Ilia et Egeria est. » Quiconque l’étudié d’un peu près ne tarde pas à se convaincre que, quoi qu’en aient dit des historiens qui n’avaient pas l’esprit critique, ce poète idéaliste n’a connu en réalité d’autre amour que celui qui est l’étoffe de la nature, brodée par l’imagination.


III

« Une femme l’a rendu fou, disaient les uns, et cette femme ne pouvait être qu’une princesse, qui fut son unique amour. Lisez plutôt son poème, et vous n’en douterez pas. » D’autres disaient : « Lisez ses dialogues philosophiques, si judicieusement, si fortement raisonnés et d’une trame si solide. Il en a écrit plus d’un en prison. Lisez-les, et vous reconnaîtrez que s’il a pu convenir au duc Alphonse de le faire passer pour fou, il ne l’a jamais été plus que vous ou moi. » Seconde raison de croire à la légende.

Ce qui est certain, c’est qu’à peine sorti de l’hôpital, il reçut de l’Académie des Addormentati la proposition d’aller enseigner à Gênes la morale et la poétique d’Aristote. « On m’appelle à Gênes, écrivait-il à son ami Cataneo, avec quatre cents écus d’or de provision ferme, et l’extraordinaire sera d’autant. J’ai grande envie d’accepter, mais je me défie de ma mémoire, si mon état ne s’améliore pas. » Ce qui est également certain, c’est que, dans les dix dernières années de sa vie, il a écrit une tragédie, un poème sur la Création, sa Jérusalem réformée par lui-même, et que dans ces ouvrages, très méthodiquement composés, on ne découvre aucune trace de folie, aucune contradiction, aucune incohérence de pensée ou de langage, rien qui trahisse le désordre de l’esprit.

On ressentait à converser avec ce fou autant d’étonnement qu’à le lire. En 1587, les jeunes princes de Sermonette, très désireux de le connaître, se firent présenter à lui ; ils le quittèrent émerveillés « de la solidité de sa doctrine. » Ils ne furent pas les seuls : quiconque était admis dans sa société constatait qu’il pouvait discourir pendant des heures sans déraisonner. Lorsqu’il habitait Naples, un jour qu’il avait longuement et doctement disserté, quelqu’un se prit à dire : « Comment a-t-on pu croire qu’il ait jamais été privé de sa raison? » Il avait entendu, et se retournant, il dit avec douceur : « Ne vous étonnez pas, messieurs. Sénèque ayant dit que dans ce monde il fallait naître roi ou fou,