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sont des articles de défaite, il joindra les panégyriques, et il louera tout le monde, hormis les morts, parce que les morts ne paient pas, ni les héritiers non plus. Il regrettera de ne pouvoir tarifer ses marchandises : telle de ses compositions ne lui a pas même rapporté une vieille cape, una cappa vecchia: il s’indigne de l’avarice du siècle. Encore un coup, ne cherchez pas le Tasse ni son âme dans ses vers officiels, il ne l’y a pas mise, et quoiqu’il embellisse de toutes les grâces de son esprit ces tissus de banalités, si son talent n’est jamais en défaut, la conviction lui manque et son cœur ne parle pas.

C’est dans son grand poème qu’il s’est révélé et donné, et que, rompant avec les conventions, il a tracé d’inoubliables portraits de femmes, touchés d’une main si délicate et si amoureuse que ce fut un enchantement. Sa Sophronie, sa Clorinde, son Herminie, le récompensèrent de la peine qu’il avait prise pour les faire voir telles qu’il les voyait et leur gagner les cœurs. Elles furent pour beaucoup dans le succès de la Jérusalem délivrée; ces figures exquises et si modernes firent sensation; les artistes se passionnèrent pour elles; on les sculpta, on les peignit, on les mit en musique.

Un critique italien, M. Comparetti, a remarqué que, « hormis quelques figures d’une grande pureté offertes par l’hagiographie et la légende chrétienne, et malgré l’encens prodigué à la femme dans les romans, les tournois et les cours d’amour, depuis les écrits les plus graves des théologiens jusqu’à la poésie et au théâtre des carrefours, elle n’a été à aucune autre époque plus vilainement insultée, ravalée, dégradée qu’au moyen âge. » M. Gaston Paris s’est appliqué à montrer que les contes où elle était bafouée nous étaient venus de l’Inde, et que les conteurs asiatiques ne se sont jamais piqués de galanterie[1]. Quoi qu’il en soit, ces sanglantes satires agréaient aux clercs de l’Occident et à leur misogynie théologique. La femme était à leurs yeux la créature fatale par qui le péché est entré dans le monde, la grande tentatrice et la complice du serpent, celle qui mangea du fruit défendu et en fit manger à l’homme, et qui dans tous les temps s’est rendue redoutable par ses artifices, ses niées et ses mensonges. Quoique l’Arioste ne fût pas grand clerc en théologie, il était resté fidèle à l’esprit du moyen âge. Il prend un matin plaisir à glisser parmi ses récits chevaleresques des fabliaux, des contes gras, où les femmes sont maltraitées. Il leur en fait mille excuses : « Honni soit qui médit de vous ! Ne prêtez pas l’oreille à l’histoire mensongère que je vais dire. » Après quoi il se délecte à la conter.

  1. La Poésie du moyen âge, par Gaston Paris, 1895.