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Pour être juste envers les fabricateurs de légendes, il faut reconnaître que leurs inventions sont toujours fondées sur quelque chose; qu’il y a sous leurs déraisons une raison cachée. La femme tenant une place énorme dans l’œuvre du Tasse, il était naturel d’en inférer qu’elle avait exercé une influence décisive sur son sort; qu’ayant inspiré son génie, fait ses délices et sa gloire, elle avait fait aussi sa destinée. Ceux qui l’avaient beaucoup connu et pratiqué en doutaient; les autres n’en doutaient pas. Ils disaient : « Cela doit être, donc cela est. » C’est l’origine de tous les mythes.

Quand on veut savoir exactement ce que la femme était pour lui, ce n’est pas à ses innombrables sonnets qu’il faut le demander. On y chercherait vainement l’histoire de son cœur, et qui l’y cherche désespère bientôt de l’y trouver. On y rencontre çà et là quelques inspirations sincères, mais il faut toujours faire la part de la rhétorique amoureuse et des conventions imposées aux poètes de cour. Ils étaient, au XVIe siècle, les grands distributeurs de renommée. Quand Bernardo Tasso, père de Torquato et auteur d’Amadis de Gaule, pensait à entrer au service de Milan, il avait prié le comte Francesco di Landriano de lui fournir une liste complète des seigneurs et chevaliers de la cour, avec leurs noms, leurs surnoms, leurs titres et un résumé de leur histoire, parce qu’il se proposait de les placer et de les louer tous dans son poème. Il s’était promis de les faire financer, d’en tirer au moins mille ducats, en quoi il fut déçu. Son fils aurait manqué à tous les devoirs de sa charge s’il n’avait pas immortalisé dans ses sonnets les reines de beauté qui habitaient ou traversaient Ferrare, s’il n’avait attesté sur sa foi de confident des dieux que leurs yeux brillaient comme des étoiles, que leur sourire effaçait l’éclat du soleil, que leurs dents étaient de nacre, leurs cheveux d’or, leurs lèvres de corail et de carmin, leurs seins de neige, leur cou d’ivoire, leur teint de lys et de roses, que leurs regards étaient des flammes et leurs larmes une pluie d’amour; que Cupidon avait mis à leur disposition tout son attirail, des chaînes, des fers, des cages, des lacs, des torches, des bandeaux, des carquois :


Nodi, lacci e catene,
Faci, saette e dardi.


A toutes les femmes qu’il a célébrées pour leur être agréable et en tirer quelque présent, ajoutez celles qu’il a louées dans des ouvrages de commande, pour le compte de ses amis ou d’inconnus, qui chantaient leurs maîtresses par procuration. Plus tard, quand il aura quitté le service du duc Alphonse, il subviendra à ses détresses en levant boutique de poésie. Il se tiendra au courant de tous les mariages, de toutes les fiançailles; aux épithalames, qui