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Telles étaient les conclusions que j’avais déduites moi-même, il y a près de trente ans, dans le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse. Je les avais résumées ainsi : « Le Tasse dut la moitié de ses infortunes à la faiblesse de son caractère et l’autre à la beauté de son génie. »

J’ai longtemps souhaité que quelqu’un nous donnât la biographie complète et détaillée de ce grand mélancolique aux yeux pâles, aux lèvres minces, dont j’ai vu, à Saint-Onuphre, le masque de cire, et dont je possède une relique dans un morceau d’étoffe, détaché de son vêtement par un religieux de ce couvent pour en faire l’offrande à Lamennais. Mon vœu s’est enfin accompli. La biographie qui nous manquait a été écrite par un jeune professeur de Bologne, M. Angelo Solerti, et publiée à l’occasion du centenaire[1]. De tous les hommages rendus au poète, c’est de beaucoup le plus précieux ; ce livre restera. Comme le dit l’auteur, il a été « le fruit d’une longue étude et d’une grande tendresse, frutto di lungo studio e grande amore. » M. Solerti s’est livré à d’infatigables recherches dans les archives de la maison d’Este ; il a tout vu, tout examiné ; rien n’a échappé à ses patientes et amoureuses investigations, et précédemment déjà il avait publié de savans essais sur Ferrare, sa cour, ses princes et ses princesses, dans la seconde moitié du XVIe siècle[2]. A l’érudition il joint un sens critique très exercé, très aiguisé, qui fait de lui le plus sûr des guides. Nous pouvons désormais, grâce à lui, accompagner le Tasse pas à pas dans sa voie douloureuse, l’y suivre étape par étape. Il m’a rendu, en termes que je n’ose reproduire, le témoignage que j’avais vu juste; que la plupart de mes conjectures ont été confirmées par des documens retrouvés depuis; que si la légende du Tasse est à jamais discréditée, j’y suis pour quelque chose ; qu’ayant été à la peine, je mérite d’être à l’honneur. Je pense comme cet habile critique que si les fictions ont leur charme, la vérité a toujours plus de saveur; que l’auteur de la Jérusalem délivrée nous est devenu plus intéressant depuis que nous savons que, victime de ses faiblesses, de son siècle et de son génie, il n’avait pas besoin, pour devenir fou, d’être le martyr d’un amour malheureux.


II

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les légendes, leur histoire est toujours curieuse. De l’instruction ouverte par M. Solerti, il

  1. Vita di Torquato Tasso, 3 vol. in-8o; Turin et Rome, 1895, Ermanno Loescher.
  2. Luigi, Lucrezia e Leonora d’Este, da G. Campori et A. Solerti, 1888. — Ferrava e la Corte Estense nella seconda metà del secolo decimosesto, 1891.