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en proie à d’horribles soupçons, se défiant de tout le monde, et surtout des médecins, déplorant le naufrage où s’est englouti son bonheur, se répandant en plaintes, en invectives, en longs gémissemens, prompt à se lasser des asiles offerts à sa détresse, et, ce qui est pire, prenant en dégoût les chefs-d’œuvre qui lui ont valu sa gloire, et, ce qui est pire encore, leur infligeant l’outrage de les refaire. « J’ai presque oublié que j’ai été élevé en gentilhomme. Hélas! je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien, je ne veux rien. » Il n’avait pas encore quitté Ferrare lorsque le plus sensé de ses amis, un moine-poète, bénédictin génois, don Angelo Grillo, lui écrivait : « Vous êtes malheureux, seigneur Tasso, parce que vous êtes homme, et non pour -cause d’indignité. Si vous êtes, comme je l’accorde, plus malheureux que les autres hommes, c’est que vous êtes encore plus homme qu’eux tous. Il vous fallait la distinction d’une misère manifeste ; autrement, à ne vous juger que par les opérations de votre divine intelligence, vous auriez passé pour un être divin, et Dieu ne veut pas que vous le soyez dans ce monde pour que vous puissiez l’être vraiment dans l’autre. »

Tant de génie accompagné de tant de malheur ne pouvait manquer d’inspirer les fabricateurs de légendes; le Tasse, à peine mort, eut la sienne. Il se trouva des hommes ingénieux qui prétendirent qu’ayant conçu un amour passionné pour l’une des sœurs du duc de Ferrare, son patron l’en avait puni en le faisant passer pour fou et le mettant à l’ombre. Il suffit cependant d’étudier avec quelque attention sa correspondance publiée jadis par M. Cesare Guasti pour se convaincre que cette invention ne repose sur rien. Il ressort de ses lettres, où il s’est si vivement et si longuement raconté lui-même, que tendre aux mouches, sujet à des intempérances d’imagination, ses déconvenues et ses susceptibilités maladives lui troublèrent la raison. Il en ressort aussi que, fils de la Renaissance par son tour d’esprit, par son éducation, par la liberté de sa pensée, il eut le malheur d’écrire à une époque de réaction religieuse, que, ne se sentant plus d’accord avec une église qu’avait réformée le concile de Trente et que gouvernaient désormais les rigorosi, son imagination s’effara, qu’il craignit d’avoir des affaires graves avec l’Inquisition, que de plus en plus inquiet et persuadé que ses livres témoignaient contre lui, il entreprit de les refaire, en effaçant tout ce qui lui semblait suspect. « Le monde, avait-il dit dans l’Aminta, vieillit, et en vieillissant il s’attriste. »


... Il mondo invecchia,
E invecchiando intristisce.