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armes à leur disposition : en cas d’hostilités déclarées, les abaissemens de tarifs, les discriminations dans les rivalités de diplomatie. Les discriminations sont des avantages secrets accordés par une compagnie à de gros expéditeurs pour gagner leur clientèle, qu’on dissimule en général sous couleur de commissions, drawbacks, tarifs spéciaux; ils profitent en même temps aux compagnies et aux industriels qui contractent cette alliance offensive en permettant aux uns et aux autres d’évincer sûrement leurs concurrens. C’est le gros public, plus scrupuleux ou moins habile, qui supporte les conséquences de ces petits pactes de trahison. Un bon exemple du procédé nous est fourni par la Standard oil company, qui se fit faire en dix-huit mois pour plus de 10 millions de dollars de réductions sur les tarifs entre Cleveland ou Pittsburg et les ports de l’Atlantique, et, grâce à l’habileté de ses négociations avec les diverses compagnies, acquit en 1878 le monopole absolu du pétrole aux Etats-Unis. La pratique de cette concurrence secrète, désastreuse pour les compagnies rivales, et qui dépassait souvent les bornes du fair trade, a beaucoup diminué, sans disparaître tout à fait, depuis qu’elle a été prohibée en 1887 par un acte du Congrès, l’Interstate commerce act.

Au contraire le droit des gens économique reconnaît et voit avec faveur l’autre forme de la concurrence, la guerre de tarifs ouvertement déclarée et conduite au grand jour, laquelle forme la common law des relations entre compagnies et donne lieu en pratique aux excès les plus déplorables. Pendant les périodes mêmes de construction à outrance, ces conflits sévirent avec rage, se propageant par une sorte de contagion endémique d’un bout à l’autre du territoire, véritables crises industrielles où chacun semblait n’avoir plus qu’un but, ruiner à tout prix ses rivaux par l’abaissement indéfini des tarifs. Pendant les « batailles de géans » qui se livrèrent entre les trunk lines[1], on put aller, sur le Pennsylvanien, de New-York à Saint-Louis pour la somme d’un dollar; en 1884 le West Shore entreprit contre le New York Central une campagne de réductions de tarifs qui dura une année entière; le Lake Shore, celle des compagnies américaines qui peut exploiter, dit-on, au meilleur marché, lutta pendant plus de deux ans pour réduire le Nickel Plate à la famine et l’amener à capituler. Ruineuses pour la compagnie qui reste sur le carreau et qu’on rachète en général à vil prix, ces guerres coûtent presque autant au vainqueur, qui, par les réductions exagérées des tarifs, gaspille en quelques semaines de luttes les bénéfices

  1. On désigne habituellement, aux États-Unis, sous le nom de trunk lines, les grandes lignes ferrées qui réunissent aux ports de l’Atlantique les doux grands centres de Saint-Louis et Chicago.