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à devenir une œuvre de pure spéculation. Ce fut une industrie nouvelle de construire entre deux points donnés une ligne parallèle à celle d’une compagnie déjà vieille, bien établie et rémunératrice pour en divertir le trafic et en partager les bénéfices; c’est l’histoire du West Shore, c’est celle du Nickel Plate[1]. D’audacieux aventuriers commirent encore cet attentat à la propriété d’autrui dans la simple intention de se faire acheter, car c’était l’unique moyen d’en finir avec les « pirates » ; pour d’autres enfin la construction de lignes nouvelles n’était qu’un prétexte à s’enrichir aux frais de trop naïfs prêteurs. Cette immobilisation de capitaux improductifs, ce gaspillage de la fortune publique, furent profondément regrettables, et les Américains sont, en dépit de leur « mégalomanie » nationale, les premiers à les déplorer aujourd’hui. De longues années se passeront sans doute avant que l’accroissement de la richesse générale n’apporte sa compensation aux sacrifices prématurés que le pays s’est imposés avec tant d’insouciance. En attendant, l’opinion publique s’en prend aux législatures locales de n’avoir pas su modérer les abus de la construction, et ceux-là mêmes qui ont le plus profité du régime de la liberté sans limite, vantent maintenant les avantages d’un système plus restrictif. Les États-Unis sont peut-être le pays du monde où l’on peut espérer que les leçons du passé serviront le plus pour l’avenir; aujourd’hui les circonstances ne semblent plus être propices et les mœurs ne seraient plus favorables au retour d’une nouvelle crise de surproduction des voies ferrées.


II

Une fois construits, il faut que, nécessaires ou non, tous les chemins de fer s’exploitent, il faut qu’ils vivent : les Américains, qui font voyager les maisons, ne transplantent pas encore les voies ferrées avec leur matériel d’une région à l’autre. Or, comme dans toute industrie libre, la surabondance de l’offre engendre la compétition entre les producteurs, nous dirons ici les transporteurs; la concurrence dans l’exploitation fait donc nécessairement suite à la concurrence dans la construction, et, comme on l’a dit, l’état de guerre est la condition naturelle et normale des compagnies les unes à l’égard des autres. Dans cette lutte pour la vie, les compagnies belligérantes ont deux

  1. Surnom par lequel les Américains désignent le New York Chicago and Saint Louis railroad. L’usage des nicknames pour les compagnies de chemins de fer est très fréquent aux États-Unis. Le Cleveland Cincinnati Chicago and Saint Louis railroad n’est connu que sous le nom du big four, et les journaux ne désignent jamais le Chicago Saint Paul and Kansas city railroad que comme le maple leaf.