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compagnies. Pour chacune d’elles, il s’agissait d’ouvrir la première la route vers les régions d’avenir, d’en prendre possession et d’empêcher les autres d’y pénétrer; dans l’ardeur de la concurrence on ne reculait devant aucun moyen, et on raconte qu’en 1871 les ouvriers du Denver and Rio Grande railroad engagèrent des luttes à main armée avec les équipes de F Atchison pour l’occupation d’un défilé dans les Montagnes Rocheuses, la Royal Gorge of the Arkansas. Ces luttes de guérillas n’étaient pas rares, dit-on, à une certaine époque, et on les a vues se reproduire en 1891 dans les Black Hills.

On devine par ces exemples quel degré d’intensité put atteindre la fièvre de la construction à certaines époques, surtout dans la période qui suivit la guerre de Sécession jusqu’à la crise de 1873, puis une fois cette crise passée. Dans la seule année 1882, le réseau s’allongea de plus de 17 000 kilomètres, la moitié de notre système français ; on construisait aussi vite qu’on empruntait, quelquefois même plus vite ; il n’était pas rare de voir une compagnie ouvrir en douze mois six cents kilomètres de lignes nouvelles. C’était l’âge d’or de l’industrie des chemins de fer; mais ce fut en même temps l’ère des entraînemens irrésistibles, des spéculations malsaines et des rivalités déplorables, c’est-à-dire des grandes erreurs économiques qui donnèrent naissance à la surproduction des moyens de transport.

Cette surproduction des voies ferrées était en effet la conséquence inévitable de l’étonnante impassibilité des pouvoirs publics devant ce débordement de l’activité d’entreprise. Toujours égoïste, l’initiative privée a besoin d’une direction supérieure pour marcher dans le sens des intérêts généraux ; elle est capable d’excès ; en Amérique elle ignore volontiers l’économie et se soucie d’abord de faire grand. C’est surtout dans la période de 1880 à 1888 que les Américains se lancèrent avec une légèreté incompréhensible dans la construction des chemins de fer inutiles. Escomptant trop haut les progrès du trafic général et le développement des territoires nouveaux, on entreprit aveuglément des extensions prématurées qui ne pouvaient subsister qu’aux dépens des lignes préexistantes ou à ceux du public ; l’offre des moyens de transport dépassa rapidement la demande. Ainsi les régions agricoles du Nord-Ouest, les plus favorisées par la colonisation depuis quinze ans, sont aussi celles qui souffrent le plus de l’excès de la construction. Puis l’ambition et les rivalités portèrent bien des compagnies à vouloir se rendre indépendantes en se créant leurs lignes particulières le long des grandes directions de trafic, alors même que celles-ci étaient déjà abondamment desservies. Enfin et surtout les entreprises de chemin de fer eurent tendance