morte en Allemagne, et qu’on ne verra plus toute une génération,
comme au temps de Hegel, s’abandonner à la séduction d’une
pensée ambitieuse et victorieuse. Qui sait ? Peut-être est-il né
déjà, dans quelque petite ville de Saxe ou de Prusse, un second
Leibniz ou un second Kant. Peut-être avant vingt ans réveillera-t-il le sens métaphysique de l’Allemagne, assoupi, mais non
aboli ? Il est difficile d’exagérer la misère intellectuelle où croupissait l’Allemagne, à la fin du xviie siècle, et la brutalité bestiale
et insolente des rares étudians qui fréquentaient alors les universités. Cela a-t-il empêché que Leibniz ne parût, et ne se fît comprendre, presque, de Wolff et de ses successeurs ? Kant dit lui-même que la métaphysique était tombée, de son temps, dans un
discrédit mérité. En a-t-il moins exercé une action durable et
profonde, si profonde que, pour en trouver une qui lui soit comparable, on devrait peut-être remonter jusqu’à Aristote ? À de certains momens un homme de génie apparaît, et il imprime une
direction nouvelle à la pensée de son siècle : si l’Allemagne n’avait
pas eu Kant, elle n’aurait sans doute pas eu non plus Fichte, ni
Schelling, ni Hegel, ni Schopenhauer. Au lieu d’être attirés par
la métaphysique, ils seraient peut-être allés l’un au roman, les
autres à l’histoire ou à la science. Tout dépend donc de l’apparition d’un génie original. À quoi tient-il qu’il apparaisse ? Nous
l’ignorons, et la méthode nous manque pour le déterminer. Mais
notre besoin de comprendre nous fait projeter sur l’histoire la
lumière que nous voulons y trouver. Nous nous dupons nous-mêmes avec la théorie des « milieux », et nous démontrons
qu’à tel moment donné un Socrate,un Descartes ou un Kant devait nécessairement paraître. Cependant, si cette théorie peut
faire illusion quelque temps quand il s’agit du passé, elle n’a ni
le pouvoir ni, je pense, la prétention de prédire ce qui va naître,
tout à l’heure, d’un « milieu » actuellement vivant, comme celui
où s’agitent et se mêlent les énergies d’une grande nation. Le
mieux est donc de s’abstenir de toute prophétie. L’Allemagne
montre aujourd’hui pour la spéculation métaphysique autant
d’indifférence qu’elle a témoigné de goût autrefois. Ce changement a des causes qui sont assez évidentes, et qui ne semblent
pas près de disparaître. L’avenir dira s’il est définitif.
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Lévy-Bruhl.