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nécessaire, pour expliquer l’indifférence quelle rencontre, d’invoquer une modification profonde de l’unie ou du génie national. Ce serait dépasser, et de beaucoup, ce que les faits permettent d’affirmer. De plus, qui donnera une définition de l’âme et du génie d’un peuple vivant ? Schopenhauer pensait que le caractère d’un homme est fixe et immuable dans son essence. Mais il soutenait aussi que ce caractère ne peut être connu, même de cet homme, qu’au fur et à mesure que sa vie se déroule. Chaque personne se révélerait pour ainsi dire à elle-même par ses propres actions, et, jusqu’au jour de sa mort, des surprises resteraient possibles. J’appliquerais volontiers cette théorie à ces personnes morales qui sont les grandes nations. Chacune a son génie propre, qui persiste et qui reparaît toujours à travers les désastres, les victoires et les révolutions. Mais chacune aussi, tant qu’elle vit, reste capable de déconcerter la prévision la plus sagace par les énergies latentes qu’elle tient en réserve et que des conjonctures imprévues feront jaillir.

C’est là précisément ce qui est arrivé en Allemagne. Ce peuple qui pendant des siècles avait rêvé sa vie, a été appelé tout à coup à vivre son rêve. Faut-il s’étonner si toutes ses forces vives ont été réclamées par les exigences impérieuses de l’action, et si ses facultés spéculatives et métaphysiques, qui jusque-là avaient pu s’exercer à loisir, sont entrées alors dans une période de repos ? Le développement harmonieux et simultané de toutes les puissances d’un peuple est une exception dans l’histoire, exception très rare qui fait les grands siècles. C’est le contraire qui est la règle. En général, la maturité politique et l’expansion militaire ne coïncident pas avec la période la plus brillante pour la science, l’art ou la littérature. L’Allemagne même était politiquement bien faible quand elle produisait les Schiller et les Goethe, les Kant et les Fichte, les Mozart et les Beethoven. Dans l’épanouissement de sa puissance militaire et de son unité politique, l’artiste de génie seul s’est retrouvé : point de poète ni de philosophe qui égalât les grands morts. Beaucoup d’Allemands croyaient que la fondation du nouvel empire allait être le signal d’une brillante floraison artistique et littéraire. Ils ont espéré longtemps, et maintenant ils désespèrent. Mais, à vrai dire, leur attente ne se fondait sur aucune présomption solide. Si la période de vingt-quatre ans écoulée depuis 1870 est encore glorieuse pour la science et pour l’art. de l’Allemagne, elle comptera parmi les plus plates pour sa littérature, comme parmi les plus stériles pour sa métaphysique.

Nous ne dirons pas, néanmoins, que la métaphysique soit