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tage sur les pays qui se sont enrichis avant elle. Qu’ils s’attardent à des méthodes routinières, qu’ils hésitent à se défaire d’outillages surannés, l’Allemagne aura vite pris l’avance sur eux.

L’Allemagne actuelle présente ainsi un spectacle bien digne d’arrêter l’attention du sociologue. Il n’y verra pas seulement une nation très semblable à l’Angleterre et à la France, réserve faite des différences inévitables que le sol, que l’histoire, que le génie de la race devaient produire. Il la verra aussi, par d’autres aspects, se rapprocher des deux nations les plus différentes — on pourrait dire les plus opposées — que contienne aujourd’hui le monde civilisé. Quand on remarque en Allemagne, et surtout en Prusse, l’extrême importance sociale qu’a conservée la double hiérarchie civile et militaire, le respect de l’autorité et le sentiment de la subordination, encore si forts dans toutes les classes de la société, et la « militarisation » permanente des grands services publics, on se sent tout près de la Russie. Mais, d’autre part, l’esprit d’entreprise, l’audace commerciale, la prompte application des découvertes scientifiques à l’industrie et la rapide croissance des villes rappellent, toute proportion gardée, ce qui se passe aux États-Unis. Les Allemands eux-mêmes l’ont constaté, non sans orgueil : Berlin, depuis ses prodigieux progrès, ressemble plus, par certains points, à une grande ville américaine qu’à Paris ou à Vienne.

Tous ces contrastes se résument en un dernier, où s’exprime nettement « l’accélération historique » qui, selon nous, en est la raison principale : l’Allemagne est le pays où se manifeste aujourd’hui la disparate la plus tranchée entre des institutions anciennes et des besoins nouveaux. Considérez cette organisation militaire à laquelle tous les autres intérêts du pays sont subordonnés par principe, ces officiers nobles qui forment un corps fermé, presque une caste, et cet empereur qui, de droit divin, est le chef de l’armée, tout cela n’est-il pas beaucoup plus qu’un souvenir de « l’ancien régime ? » Mais, en même temps, c’est en Allemagne aussi que le prolétariat ouvrier est le plus fortement organisé et le plus redoutable : c’est là que la démocratie sociale, assez forte pour contraindre le gouvernement à solliciter parfois son appui, annonce son prochain triomphe, et prédit pour ce jour-là une transformation au prix de laquelle la Révolution française n’aura été qu’un simple déplacement de la propriété. En face d’une noblesse qui est restée privilégiée, en face de la bourgeoisie qui amasse le capital, se dresse, non pas le tiers-État, comme il arriva en France en 1789, mais un quatrième État, sûr de son droit et conscient de sa force. Antagonisme inévitable,