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et de révolutionnaires, sans contact avec la masse profonde du peuple, rêvent d'une république impossible. Les universités sont florissantes, et l'Allemagne, iière de leur éclat scientifique et philosophique, semble trouver dans cette suprématie intellectuelle une compensation de sa faiblesse politique.

À l'Allemagne de 1848 comparez l'Allemagne de 1880. Quelle métamorphose en l'espace d'une génération ! À la place de cette confédération boiteuse où tout semblait calculé pour entretenir la faiblesse et paralyser l'action, voici qu'un puissant empire s'est élevé, glorieux de ses triomphes militaires et plein du sentiment de sa force. Les ambitions les plus chères de l'Allemagne sont satisfaites. L'unité nationale, si longtemps désirée en vain, s'est accomplie en face de l'ennemi ; le particularisme, frappé à mort, achève lentement de disparaître. Dans l'Allemagne du Nord, en Silésie, en Saxe, en Westphalie, l'industrie, en pleine croissance, fait une rude concurrence à celle de l'Angleterre et de la France. La pavillon allemand se montre sur toutes les mers. Une flotte de guerre est créée : les rudimens d'un empire colonial apparaissent. En un mot, c'est une autre Allemagne qui est née. Sans doute des signes précurseurs l'annonçaient depuis longtemps. Plus d'un avertissement prophétique avait donné à penser que l'unité de l'Allemagne était près de s'accomplir, et que cette crise, décisive pour elle, serait redoutable à ses voisins. Mais qui aurait prévu la transformation à la fois si rapide et si profonde? Et comme les sentimens et les mœurs d'un peuple ne peuvent évoluer aussi vite que les événemens, une période de transition devait s'établir, durant laquelle l'Allemagne se hâterait de s'accommoder à une situation si glorieuse, mais si nouvelle.

De fait, l'adaptation se fît très vite. L'Allemagne mit une sorte de point d'honneur à se montrer aussi « positive, » aussi « pratique » qu'elle semblait naguère être rêveuse et contemplative. Il s'agissait pour elle avant tout de conserver et de développer sa puissance militaire, d'assurer la prospérité de ses industries et en général la protection de ses intérêts matériels. L'Allemand se donna tout entier à cette tâche nouvelle, jaloux de s'y montrer, comme partout ailleurs, au moins égal à ses rivaux; et ces « idéalistes » de race firent voir qu'ils pouvaient aussi justement être nommés « réalistes ». À dire vrai, l'un et l'autre trait appartiennent au caractère allemand. Seules les circonstances ont fait que tantôt celui-ci, tantôt celui-là parut prédominer. Ce peuple de métaphysiciens n'a-t-il pas toujours été aussi un peuple de soldats ? Au xvie siècle il a fourni l'Europe entière de reîtres et de lansquenets. Amoureux de l'idée, il n'est pas moins respectueux de la