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Cela est vrai de presque tous les penseurs allemands, et surtout des plus grands. Aussi voit-on que fort souvent dans leur doctrine l’élément psychologique est venu de l’étranger. C’est ainsi que Leibniz doit beaucoup, en ce sens, à Descartes et à Locke, Kant à Hume, Sûhopenhauer aux psychologues et aux moralistes français du xviiie siècle. Ceci soit dit sans diminuer en rien l’originalité des philosophes allemands, puisque l’important n’est pas d’où viennent les idées, mais où elles aboutissent. Il n’en reste pas moins que cette sollicitation du dehors leur a été précieuse et peut-être indispensable. Plus d’une fois ce fut. la secousse initiale qui mit en branle leur pensée, et qui donna l’impulsion à leur faculté métaphysique.

Or, depuis le commencement de ce siècle, la psychologie « introspective » n’a rien donné, ni en France ni en Angleterre, qui pût produire une profonde impression en Allemagne. L’école éclectique française a peu ajouté à ce qu’elle recevait des Écossais et de Maine de Biran ; elle n’en avait d’ailleurs pas l’ambition, et ne prétendait pas ouvrir une voie nouvelle. En Angleterre, ni Stuart Mill, ni l’école associationiste de Lewes et de Bain, n’ont été en grand progrès sur Hume et sur Hamilton. L’Allemagne n’a donc pas eu à féconder des germes qui ne lui ont pas été transmis. Et comme d’autre part, elle prenait de moins en moins d’intérêt aux spéculations d’ordre transcendant, qui s’attaquent d’emblée à l’absolu, il était inévitable que la métaphysique, atteinte ainsi dans ses deux sources essentielles, parût presque complètement tarie.

Pour résumer d’un mot les réflexions qui précèdent, l’esprit positiviste gagne en Allemagne. Je ne veux pas dire que jamais le système proprement dit d’Auguste Comte y fasse beaucoup de prosélytes. Outre que cette doctrine, sous sa forme primitive, appartient désormais à l’histoire, elle a quelque chose d’hermétiquement clos, où l’imagination allemande étouffe. Le système positiviste répugne au besoin qu’elle a d’expansion et de liberté. Il lui paraît insupportable de penser qu’une fois entrée dans la période positive (où nous sommes), l’humanité n’ait rien à attendre de vraiment nouveau, et que son but soit sinon prochain, du moins déjà visible. Elle préfère infiniment l’idée qui est au fond des doctrines de Leibniz et de Hegel, l’idée du progrès indéfini et de la marche éternelle vers un idéal toujours plus lointain. De même, elle n’aimera pas à subordonner les unes aux autres, comme fait Auguste Comte, les périodes théologique, métaphysique et positive. Elle y discernera plutôt, sous des symboles difïerens, le même effort de l’humanité vers la vérité et