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leurs devanciers, on remarque qu’ils obéissent à la tendance du siècle : à côté de la dogmatique même, ils font une part de plus en plus grande à l’histoire des dogmes. Puis, symptôme plus grave, la théologie tend à s’isoler. Elle semble devenir peu à peu en Allemagne ce qu’elle est en France depuis longtemps : une branche d’études spéciales, cultivées presque uniquement par une certaine catégorie de personnes, et à peu près fermées aux profanes. Le génie de Pascal parviendrait-il aujourd’hui à intéresser le public français à la question soulevée par les premières Provinciales, de savoir si la grâce suffisante est efficace ? De même, en Allemagne,- la pensée laïque et la théologie n’entretiennent plus le commerce intime et constant qui subsistait encore à la fin du siècle dernier. La pensée laïque suit tranquillement sa voie propre, et la théologie demeure de plus en plus à l’écart.

Contre toute apparence, la métaphysique rationnelle n’a pas profité de l’affaiblissement de sa vieille adversaire. Elle en pâtit plutôt. Comme la théologie, plus qu’elle encore, elle voit diminuer son prestige et décroître son empire sur les esprits. Ne serait-ce pas qu’au fond leur objet à toutes deux est le même, et que l’indifférence pour cet objet les atteint toutes deux ? Peu importe que leurs méthodes soient différentes et même opposées. Bien qu’ennemies souvent, elles sont toujours solidaires. Elles se soutiennent l’une l’autre en se combattant ; et si l’une s’affaiblit gravement, l’autre ne tarde pas à languir.

Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un regard sur l’histoire des rapports de la métaphysique et de la théologie en Allemagne. Tous, ou presque tous, les grands métaphysiciens y ont été nourris de théologie. On sait la place que celle-ci tient dans l’œuvre de Leibniz. La Théodicée est l’ouvrage auquel il renvoie le plus volontiers ses correspondans. Encore n’insisterais-je pas sur ce philosophe. Esprit souple autant que profond, extraordinairement curieux de toutes choses, très politique, il s’était sans doute affranchi du côté de la théologie plus qu’il ne lui a convenu de le dire. Mais, sans parler ici de la nombreuse lignée des mystiques et des théosophes allemands, Wolff et Kant appartenaient à des familles extrêmement pieuses, et tous deux furent élevés dans la lecture quotidienne des livres saints. Schelling et Hegel, avant de se donner à la métaphysique, avaient tous les deux étudié en théologie, avec l’intention d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Schopenhauer était très versé dans la double science de la théologie chrétienne et bouddhique. Même Feuerbach, l’auteur de l’Essence du christianisme, avait commencé par des études de théologie. Il ne put qu’à grand’peine obtenir de son père la per-