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dire, à perte de vue : sur les sciences biologiques avec Jean Müller et Helmholtz, sur les sciences naturelles avec Schelling et Steffens, sur les sciences politiques, et jusque sur la théologie par l’intermédiaire de Hegel. Tel était le prestige de son nom que plus tard, lorsqu’il fallut, en Allemagne, débarrasser la science du fatras métaphysique qui l’encombrait, c’est encore au cri de « Revenons à Kant ! » que la réaction s’est faite.

On y est revenu, en effet, mais comme à un objet d’étude historique. On s’est attaché à dégager cette doctrine des élémens d’origine diverse qui s’y étaient mêlés. On a montré que le kantisme, loin d’être un obstacle aux progrès de la science positive, était au contraire une sauvegarde de son indépendance. Mais l’intérêt qu’on y a pris s’est borné là. Pas plus que les doctrines de Hegel ou de Schopenhauer, celle de Kant n’est aujourd’hui vivante en Allemagne. En Suisse et en France, la morale kantienne est demeurée , pour nombre d’âmes généreuses , l’expression la plus précisément sublime de la vérité. Encore n’est-ce pas la morale de Kant : c’est plutôt la morale du devoir en général, fondée sur le témoignage irréfragable de la conscience. On s’injuiète peu du lien que Kant établissait entre sa morale et le reste de sa doctrine : on se contente de lui emprunter « l’impératif catégorique ». Mais en Allemagne, l’habitude ne s’est pas établie de séparer ainsi une morale du système qui la soutient et qui l’explique ; et c’est tout entière que la doctrine de Kant est atteinte, elle aussi, par la défaveur où la métaphysique est tombée.

Une autre cause n’a pas peu contribué à amener ce discrédit, je veux dire le merveilleux développement qu’ont reçu, dans notre siècle, d’un côté les sciences biologiques, de l’autre les sciences historiques. Certes ce siècle, en ce qui concerne les sciences physiques et mathématiques, peut soutenir la comparaison avec ses devanciers. Mais, s’il a continué glorieusement leur œuvre, il trouvait du moins la voie ouverte par eux, et le chemin tracé. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir installé, si l’on peut dire, l’histoire dans sa méthode définitive, avec son cortège de sciences accessoires, épigraphie, archéologie, numismatique, paléographie, etc. C’est aussi d’avoir entamé, sur plusieurs points nouveaux, l’immense domaine de la vie, encore presque vierge : c’est d’avoir créé la tératologie, l’embryologie, et toutes les jeunes sciences qui, comme la microbiologie, ont tant donné déjà et promettent plus encore. D’éclatantes découvertes et d’heureuses applications leur ont valu une popularité et un prestige extraordinaires. L’idée devait naître de généraliser la méthode de ces sciences pour y trouver les principes d’une phi-