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I


Ainsi l’Allemagne se passe aujourd’hui de métaphysique. Et non seulement elle s’en passe, mais elle n’en sent pas le manque. Elle ne le remarque même pas. Si elle le remarquait, en serait-elle touchée ? Cela est au moins douteux. Son indifférence paraît complète. Comment la patrie de Leibniz et de Hegel en est-elle venue là ?

Pour rendre compte de ce fait, on aperçoit d’abord des causes générales, inhérentes à la métaphysique elle-même, et dont l’effet est également sensible dans le reste de l’Europe. Car la spéculation métaphysique, de notre temps, n’est guère plus active ni plus originale dans un pays que dans un autre. Nulle part elle n’occupe l’attention, nulle part elle ne passionne les esprits. Ne serait-ce pas l’effet d’une loi qui, au cours de l’histoire de la philosophie, s’est souvent vérifiée ? Il semble qu’à une période d’acti- vité et d’invention métaphysiques, succède régulièrement une période de dépression et de stérilité. Les problèmes naguère étudiés avec zèle perdent peu à peu de leur attrait. Les penseurs s’en détournent. Le public se désintéresse des doctrines qui naguère provoquaient son enthousiasme. Le fait s’est produit dans l’antiquité, après Platon et Aristote, puis au moyen âge, après les grands systèmes du xm e siècle : il s’est reproduit encore dans les temps modernes, après l’effort métaphysique des Spinoza et des Leibniz. Aussi bien la métaphysique ne saurait-elle être assimilée aux sciences exactes, dont les progrès sont continus, et les acquisitions définitives. Chaque doctrine métaphysique reprend, pour ainsi dire, l’édifice à pied d’œuvre, et un système ne compte que s’il est l’effort d’une pensée originale pour expliquer la totalité du réel.

Mais un tel effort exige, pour se produire, la réunion d’un grand nombre de circonstances favorables. Tous les siècles ne sont pas également propices à l’apparition de métaphysiques originales. Il en est d’elles comme de tel genre littéraire, de la poésie lyrique, par exemple, qui peut rester muette pendant de longues suites d’années. Quand enfin une doctrine originale et féconde est née, une période d’activité métaphysique commence. Le système obéit à une force intime de développement ; il évolue en vertu d’une logique interne. Peu à peu les interprétations diverses qu’on en peut donner se séparent et s’opposent. C’est l’œuvre de la génération contemporaine de l’auteur du système, ou, plus souvent, de la génération qui le suit. Cette « élaboration