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proche et s’insinuer partout. Tour à tour elle se fera sentir dans l’art, dans la littérature, dans la science, dans l’histoire. Avec Hegel, elle devient, pour quelque temps, toute-puissante et irrésistible. On peut dire qu’une génération entière se mit à l’école de Hegel, et coula docilement sa pensée dans les formes qu’il imposait. Ce fut une domination presque comparable à celle de la scolastique. Même les esprits originaux se plièrent à la discipline commune. Il est vrai, d’ailleurs, qu’elle ne paralysait point la réflexion indépendante, et que tôt ou tard celle-ci s’affranchissait : Feuerbach, Strauss, Karl Marx, avaient porté, comme tout le monde, l’uniforme hégélien.

Or aujourd’hui, après un demi-siècle écoulé, rien ne rappelle plus cette domination universelle exercée par une doctrine métaphysique. Bien mieux, la métaphysique elle-même est tombée en défaveur. Le goût passionné que l’Allemagne avait pour elle s’est affaibli peu à peu. L’indifférence est devenue générale. Les hégéliens survivans disparaissent un à un, comme les médaillés de Sainte-Hélène. Le vieux Michelet, mort l’an passé, était l’un des derniers. Schopenhauer a encore, — et c’est justice, — nombre d’admirateurs ; mais le pessimisme, en tant que système philosophique, ne compte plus guère de fidèles en Allemagne. Plus passager encore a été le succès de M. de Hartmann, le célèbre auteur de la Philosophie de l’Inconscient. Il continue à publier, mais le public a cessé de le lire. Aucune doctrine métaphysique, en ce moment, ne s’impose : à peine en est-il qui se proposent. Nietzsche a été récemment l’objet d’un engouement très vif : mais la mode qui l’a porté aux nues commence déjà à l’abandonner. C’est d’ailleurs un brillant moraliste, non un métaphysicien ; et les paradoxes violens et exaspérés où il se complaît ne fournissent pas les élémens d’un système qui se tienne. Reste M. Wundt, esprit ferme et lucide, logicien de valeur, savant universel, qui, parti de la physiologie, a fini par se risquer à une métaphysique. Il est aujourd’hui, sans conteste, le plus écouté des philosophes de l’Allemagne. Mais, novateur hardi en psychologie et en morale, M. Wundt devient presque timide dès qu’il touche aux questions dernières de la métaphysique. Aussi bien est-ce, de toute son œuvre, la partie qui exerce le moins d’action. Les travaux de son laboratoire de psychologie physiologique éveillent plus d’intérêt, et retiennent mieux l’attention que sa théorie de la connaissance ou sa conception de l’univers.

En un mot, s’il est vrai que l’indifférence du public décourage la spéculation métaphysique, aucune nouveauté éclatante, d’autre part, ne vient secouer cette indifférence. Celle-ci ne s’étend pas à