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LA CRISE DE LA MÉTAPHYSIQUE


EN ALLEMAGNE


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L’Allemagne est par excellence le pays des métaphysiciens. Nulle part ailleurs la réflexion philosophique ne s’est attaquée aux questions suprêmes avec autant d’audace, de persévérance, et de profondeur. Toutes les interprétations de l’univers, toutes les conceptions de l’être compatibles avec les conditions de la pensée moderne, elle les a tentées, donnant ainsi naissance à une extraordinaire variété de systèmes. Ce fut là, semble-t-il, plus particulièrement, l’apport de l’Allemagne dans le patrimoine intellectuel de l’Europe. Telle autre nation a dû surtout son influence à ses artistes ou à ses poètes : l’Allemagne agissait plutôt par ses penseurs. Tôt ou tard la doctrine d’un Leibniz, d’un Kant ou d’un Hegel passait les frontières, et, partout où elle pénétrait, elle laissait une trace durable. Longtemps les Allemands se sont fait une gloire de leur incontestable supériorité dans la spéculation métaphysique. Plus d’un même ne disait-il pas, à la fin du siècle dernier, que la mission des Allemands en ce monde était d’en approfondir l’essence invisible, pendant que d’autres en posséderaient les réalités tangibles ? Mme de Staël, qui parcourait l’Allemagne à ce même moment, avait bien discerné ce trait. « La république littéraire d’Allemagne, écrivait-elle en 1804, est vraiment chose étonnante ; il y a des penseurs sous terre, et des grenadiers dessus. » Elle avait su comprendre, ou plutôt deviner, le génie spéculatif et la silencieuse grandeur de ces penseurs « souterrains » . Leur subtile influence allait gagner de proche en