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resse de cœur, son insensibilité, ses émotions « toutes de parade, disait-il, tout artificielles, faites pour émouvoir les autres, et qu’il étalait sans les sentir ».

On trouve encore dans ses papiers, à l’occasion d’une définition : De l’expression et de la forme poétique, ce jugement qu’il développait souvent dans l’intimité :

« Toute pensée est nécessairement une parole intérieure rendue sensible. La forme est la combinaison ordonnée des divers états de l’expression. Il ne faut donc pas confondre les deux termes. — Ainsi l’abondance verbale de Victor Hugo est prodigieuse, mais la forme proprement dite lui fait souvent défaut. Ses images sont incohérentes ; il les accumule sans mesure dans une éclatante confusion, de sorte que ses poèmes, dont certaines parties sont admirables, n’offrent presque jamais une composition parfaite.

« Il en est de même de la prosodie et du rythme : on les confond souvent. La prosodie est l’art de construire les vers ; le rythme résulte de l’entrelacement harmonique de plusieurs vers constituant la strophe. Ici encore, par suite de la confusion des termes, Victor Hugo passe pour un grand inventeur de rythmes, bien qu’il n’en ait jamais inventé un seul. Tous les rythmes dont il s’est servi appartiennent aux poètes du XVIe siècle. »

Et on retrouve enfin, sous l’atténuation des formules académiques, cette même opinion dans l’éloge de Victor Hugo que Leconte de Lisle prononça le 31 mars 1887, jour de sa réception à l’Académie française.

À vrai dire, Leconte de Lisle avait longtemps hésité avant d’entreprendre sa nouvelle campagne, mais une circonstance particulière devait triompher de ses derniers scrupules. L’Académie française, qui n’a point de rancunes, et qui semble même avoir pris de tout temps plaisir à triompher de ceux qui ont le plus médit d’elle, en les « couronnant » d’abord, et en les « absorbant » ensuite, avait décerné à Leconte de Lisle un prix important. « C’est une carte que l’Académie dépose chez vous, lui dirent ses familiers : ne lui rendrez-vous point la politesse ? » Leconte de Lisle se décida enfin à visiter ses futurs confrères, et il fut surpris de la courtoisie qu’il rencontra, « même chez les gens qui ne l’avaient pas lu ! » L’attention que les journaux et les revues, le public français, l’étranger, même les subalternes qui se trouvaient mêlés à sa vie, prêtèrent soudain à sa personne et à son œuvre, fut pour lui un autre étonnement. Il en jouit délicieusement, bien qu’il s’en cachât à soi-même, et, tout ensemble, il en fut froissé : « Cependant, répétait-il au lendemain de son élection, j’étais déjà Leconte de Lisle avant d’être académicien. »