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Grecs en plaquaient sur la face de leurs tragédiens. Celui qui recouvrait ses traits était sculpté à l’image d’une divinité impassible qui, par sa bouche d’airain, pendant soixante années de vie littéraire, soutint le même rôle, dit les mêmes paroles.

Un des articles du « Code parnassien » obligeait ceux des poètes qui l’avaient accepté à dédaigner non seulement la foule, mais toutes les distinctions de hiérarchie. L’Académie leur apparaissait comme une institution de servitude, et on la raillait avec une verve de persiflage sous la sincérité de laquelle se cachait peut-être un obscur regret. Leconte de Lisle se décida pourtant à s’y présenter. Après une première candidature en 1873, il laissa ses amis faire une campagne plus sérieuse en 1877, pour le fauteuil de Joseph Autran. Il refusa d’ailleurs de faire les visites d’usage ; il disait comme le Misanthrope : « J’aurai donc le plaisir de perdre mon procès. » Il obtint une voix, et il ne douta point que ce fût le vote de Victor Hugo.

Pourtant, lorsqu’on feuillette la correspondance échangée entre les deux poètes, on est surpris de constater que pour louer Leconte de Lisle, Victor Hugo ne sortit presque jamais de ces formules obligeantes et vagues, qu’il prodiguait aux plus médiocres par bienveillance ou par dédain. L’exagération même de certains éloges était suspecte à Leconte de Lisle. On trouve dans ses papiers une note manuscrite où il dit : « Je n’ai connu Hugo que fort tard, en 1874. Il a été paternel et parfait pour moi. Comme je lui disais un jour que j’avais dii aux Orientales la révélation de la poésie, il me répondit : « Si vous aviez écrit avant moi, j’aurais « à vous adresser le même remerciement. » — Il n’en pensait pas un mot, naturellement, ni moi non plus. — Il m’a toujours, jusqu’à la fin, témoigné les mêmes sympathies, votant pour moi à chaque élection académique, et me désignant pour son successeur. » Leconte de Lisle était d’ailleurs persuadé que Victor Hugo n’avait jamais lu ses vers, qu’il en parlait par ouï dire, sur des fragments rencontrés ou entendus par hasard. Aussi, résistait-il à la douceur de se réjouir de formules splendides et impersonnelles comme celles-ci, que lui adressait Victor Hugo :


3 décembre. Paris.

« ... Ces Poèmes barbares sont écrits d’une plume athénienne, vous êtes un de ceux qui touchent la grande lyre. Je vous lis, cher poète, c’est vous dire que je suis ému et charmé et que ma main cherche la vôtre.

Victor Hugo. »