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que le « poète de Midi » était aussi un helléniste remarquable, traducteur assidu des chefs-d’œuvre antiques. L’originalité, le mérite de ces traductions de Leconte de Lisle résident dans leur fidélité, dans le scrupuleux respect d’une forme qui, pour l’épopée et le drame grec, est intimement liée au fond, enfin dans l’exactitude d’une transcription littérale de ces noms propres que les savants, les érudits et les poètes mêmes de la Renaissance avaient ce romanisés » sans motif Athéné n’est pas Minerve, et Zeus ou Jupiter font deux. Aussi les traductions de Leconte de Lisle ont-elles servi à dissiper des malentendus que les anciennes versions avaient apportés dans les esprits. Ces chefs-d’œuvre antiques qui, à travers elles, avaient semblé pompeux et déclamatoires, apparurent enfin dans toute la finesse de leur grâce sobre. Ce n’était plus la Grèce de Fénelon ou de Bitaubé, c’était la réalité, dans sa simplicité, dans sa rudesse grandiose[1].

Leconte de Lisle achevait de se former dans cette besogne. Il y perfectionnait cette intelligence de la plastique grecque qui devait être la religion de sa vie, mais il était si misérablement rétribué de sa peine qu’après bien des années écoulées, il ne pouvait parler sans amertume de ce temps de sa vie :

« J’ai passé sept années à mes traductions, disait-il, elles me rapportèrent 7 000 francs, et je m’y crevai les yeux. »

L’empereur Napoléon, informé par le peintre Jobbé-Duval de la douloureuse situation de Leconte de Lisle, lui dépêcha une personne de son entourage, pour lui offrir une pension, avec cette réserve, qu’il dédierait les traductions au Prince Impérial. « Il serait sacrilège, répondit le poète, de dédier ces chefs-d’œuvre antiques à un enfant trop jeune pour les comprendre. » On rapporta ce propos à l’Empereur qui répliqua en souriant : « C’est M. Leconte de Lisle qui a raison, et je veux lui assurer une pension sur ma cassette particulière. » Cette pension de trois cents francs par mois, donnée cette fois sans condition, et servie jusqu’à la fin de l’Empire, aida Leconte de Lisle à écrire tant de chefs-d’œuvre.

À la vérité, le public continuait d’ignorer Leconte de Lisle. Le manuscrit des Poèmes antiques était demeuré des années dans un tiroir. Mais on peut dire que le poète souffrit à peine de ces injustices. Il écrivait pour soi, pour la joie d’user d’un don divin, pour l’émotion des amis qu’il admettait dans le

  1. Voir la préface de la 1re  édition (Paris, 1861) de la traduction des Idylles de Théocrite et des Odes anacréontiques. Ce curieux morceau, plein d’une ironie caustique et parfois amère contre le mode de traduction accrédité depuis le XVIIe siècle, a été supprimé dans l’édition ultérieure.