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frances humaines, à l’horreur de l’universelle injustice, à la pitié infinie ; et il songeait qu’un abîme était creusé pour toujours entre lui et ces jeunes femmes si désirables, qui n’avaient pas pitié de la douleur. Alors il courait se réfugier dans la solitude, se calmer dans l’engourdissement du soleil ; pendant des heures, il restait sur le sable, étendu, immobile, les yeux clos, écoutant les bruits de la nature, s’incorporant si bien avec elle qu’il avait la sensation de mêler son âme à l’âme universelle. Il lui semblait que son corps s’évaporait, que son esprit se fondait dans ce tout, pour chanter avec la mer, bruire avec le vent, fleurir avec les fleurs :


. . . . . . . . . . . . . .

Ô monts du ciel natal, parfum des vertes cimes,

Noirs feuillages emplis d’un vague et long soupir,
Et vous, mondes brûlant dans vos steppes sublimes,
Et vous, flots qui chantiez, près de vous assoupir !

Ravissement des sens, vertiges magnéliques
Où l’on roule sans peur, sans pensée et sans voix !
Inertes voluptés des ascètes antiques
Assis les yeux ouverts, cent ans, au fond des bois !

Nature ! Immensité si tranquille et si belle,
Majestueux abime où dort l’oubli sacré,
Que ne me plongeais-tu dans ta paix immortelle

Quand je n’avais encor ni souffert ni pleuré ?

. . . . . . . . . . . . . .

Et quand, enfin, il rentrait chez lui, les yeux égarés, avec des bruits confus bourdonnant à son oreille, et des rythmes inconnus dans la tête ; quand il s’asseyait ainsi à la table de famille sans rien dire, distrait et enivré, ses parents le considéraient avec une affection inquiète ; ils sentaient sa souffrance sans arriver à la définir ; peut-être craignaient-ils pour sa raison. Il tomba malade, alors ils s’effrayèrent tout à fait ; ils décidèrent de le renvoyer en France. Le jeune homme ne résista point à leur désir ; la vie lui était devenue impossible parmi ces gens qui ne le comprenaient plus ; il les quitta, sûr de sa vocation et de sa pensée. Bourbon et ses habitants lui avaient fourni le thème qui devait être comme le leitmotiv de toute son œuvre : l’horreur de la cruauté humaine, l’amour de la nature pacifiante.


II


La séduction de Paris ne réussit pas à distraire Leconte de Lisle de l’intérêt qu’il avait voué à la cause de l’esclavage. Les créoles résidant en France décidèrent, sur son initiative, de s’as-