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splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresses, forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j’étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. J’en ai versé, plus tard, en sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers des peines que d’autres nous font endurer et jouissent de celles qu’elles-mêmes nous infligent. »

Quand il arrivait enfin à la ville lointaine, l’enfant revoyait, extasié et muet, sa « chère vision », celle qu’il adorait de toute sa jeune âme de poète, celle pour qui il eût voulu donner sa vie, mais dont il n’osait baiser la robe. Puis le lendemain, tout pensif, il remontait vers les « Hauts ». Rempli de son souvenir, il composait des vers, de longs poèmes qu’il cachait. Il vivait de ce rêve éblouissant et cher qui plana sur toute sa vie et voila sa pensée comme d’un crêpe. C’est cette douleur inconsolée qu’il devait chanter plus tard dans l’Illusion suprême :


. . . . . . . . . . . . . .

Et tu renais aussi, fantôme diaphane

Oui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane.
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois.

Ô chère Vision, toi qui répands encore.
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais,

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté :
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle

Que tu lui souriais en un monde enchanté.

. . . . . . . . . . . . . .


C’est encore à cette « chère vision » qu’il songeait quand il écrivit ces vers ailés du Manchy :


Sous un nuage frais de claire mousseline,
               Tous les dimanches au matin
Tu venais à la ville en manchy de rotin
               Par les rampes de la colline.

Le bracelet au poing, l’anneau sur la cheville
               Et le mouchoir jaune au chignon,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons.
               Ton lit aux nattes de manille.

On voyait au travers du rideau de batiste
               Tes boucles dorer l’oreiller.
Et sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
               Tes beaux yeux de sombre améthyste.