Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

alors que l’ouvrier, pris dans des rouages de fer dont il serait incapable de se dégager, se verrait broyé par un mécanisme gigantesque, sans pouvoir défendre sa chétive individualité. La diminution, l’anéantissement de la personnalité humaine serait la conséquence fatale, inéluctable, de l’absorption de l’industrie par l’Etat. Ce n’est point en substituant l’autorité publique à l’initiative individuelle et les monopoles d’Etat aux sociétés privées qu’on affranchira ceux qu’on appelle emphatiquement « les prisonniers de la fabrique et les captifs de la machine[1]. »

Etatistes, socialistes collectivistes nous promettent bien, il est vrai, que leur usine d’Etat sera une libre république où la contrainte demeurera inconnue. Ils nous disent que, la démocratie industrielle future devant remettre tous les pouvoirs à l’élection, il n’y aura plus de place pour les tyrans et pour la tyrannie, — comme si le régime électif avait la vertu d’exclure toute oppression! Qu’elles nous viennent du socialisme ou de « l’étatisme, » je me défie, pour ma part, de ces trop belles promesses, et je ne me soucie point d’en faire l’essai. Je comprends qu’elles sourient peu aux sauvages adversaires de notre état social, aux anarchistes : qui tient à l’autonomie de la personnalité humaine n’a pas besoin de beaucoup de réflexion pour en sentir la duperie.

La liberté que nous offrent les socialistes ou les étatistes est une liberté collective, comme l’était la liberté politique chez les anciens, — ou comme celle que préconise Rousseau dans le Contrat social; — liberté fort différente des libertés individuelles, des libertés effectives, et qui, au lieu d’en être la garantie, en est le plus .souvent la négation. Ce que vaudrait cette liberté collective et collectiviste, nos syndicats ouvriers nous en peuvent donner un avant-goût. Les syndicats sont bien électifs; les chefs en sont choisis, les décisions en sont votées par les membres; ils sont, ou ils se vantent d’être un agent d’émancipation, — ce qui ne les empêche pas de devenir un instrument de tyrannie. Les syndicats sont la forme nouvelle et la plus oppressive de la souveraineté du peuple. On sait quel cas ils font des libertés individuelles, et quel est leur respect de la personnalité humaine; comment ils décrètent, en maîtres, le travail ou le chômage, mettant hors la loi quiconque ose méconnaître leurs arrêts. Or, ne nous y trompons point, ces syndicats ouvriers, c’est à la fois l’embryon de la future cité ouvrière et l’image de la future société collectiviste.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. M. Hector Depasse, ibidem.