Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV

Ainsi, de quelque côté que nous nous tournions, — que nous nous placions au point de vue économique ou au point de vue politique, que nos pensées et nos soucis se portent sur la liberté privée ou sur le progrès social, nous aboutissons toujours aux mêmes conclusions. Le libre groupement des capitaux et les compagnies anonymes, qui en sont l’expression naturelle et la forme pratique, ne constituent point un obstacle au progrès. Substituer l’Etat aux sociétés privées, ce serait compromettre, au lieu de les servir, la liberté, les droits individuels, la personnalité humaine; ce serait, en vue d’avantages hypothétiques, sacrifier les intérêts réels de l’ouvrier, aussi bien que l’intérêt du public.

Loin d’être raidies dans des formes immuables et comme immobilisées dans des cadres inflexibles, les sociétés se prêtent à toutes les transformations économiques, à toutes les modifications des conditions du travail. Notre siècle finissant, en vain désabusé de tant d’illusions, a sans cesse à la bouche le mot d’évolution; c’est, pour lui, comme un terme magique qui semble permettre tous les rêves et légitimer jusqu’à l’utopie. Si téméraires que nous paraissent les espérances mises parfois, autour de nous, sur l’évolution ouvrière et sur la transformation des conditions du travail, les plus hardies de ces espérances auront toujours moins de peine à se réaliser avec des compagnies privées qu’avec des monopoles d’Etat. Je n’aurais point, pour ma part, la présomption de marquer le dernier terme de l’évolution industrielle et, si l’on veut, de l’évolution sociale des nations modernes. Je n’oserais point dire d’avance, au flot qui nous emporte, — au flot qui nous engloutira peut-être : Tu n’iras pas plus loin. Mais ce que je ne crains pas d’affirmer, c’est qu’il ne saurait y avoir de progrès constant et fécond qu’avec la liberté, avec le libre groupement des forces et des énergies, partant avec les sociétés privées. Si la haineuse propagande des ennemis de la paix sociale n’a pas fait de la conciliation du capital et du travail une utopie chimérique, c’est encore par ces sociétés abhorrées qu’elle a le plus de chances de s’opérer.

Des hommes qui se défendent d’être socialistes se plaisent à nous représenter les ouvriers modernes « se débattant dans les engrenages de l’industrie centralisée, entre les roues et les laminoirs de la fabrique anonyme, pour retirer de là les lambeaux de leur personnalité écrasée et déchirée[1]. » Que serait-ce donc si toutes les fabriques et les usines, si tous les moyens de transport et de production étaient centralisés dans les mains de l’Etat? C’est

  1. Ainsi, récemment, un homme de talent, M. Hector Depasse : Transformations sociales; Paris, Alcan, 1894.