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— peut-être même est-ce l’unique solution, — mais elle implique, nous l’avons déjà remarqué[1], une sorte de révolution spirituelle qui n’est pas aisée: car il est presque aussi difficile de changer l’état moral des classes ouvrières que de transformer leur situation matérielle.

Un patron chrétien, sorte d’apôtre de l’usine, tel que le propriétaire du Val-des-Bois, peut réussir, à force d’énergie et le dévouement, à grouper autour de lui une élite d’ouvriers chrétiens. Ils seraient en plus grand nombre, ces saints de l’industrie, ces patrons évangéliques, émules ou imitateurs de M. Harmel, que le patronage serait plus facilement accepté. Mais, quand il y en aurait davantage, quand, à la voix d’un nouveau Pierre l’Ermite ou d’un autre saint Bernard, tous les manufacturiers prendraient la croix, disant à leur tour: « Dieu le veut! » quand les industriels viendraient en corps s’enrôler sous les bannières de Notre-Dame de l’Usine, les masses ouvrières des grandes villes n’en resteraient pas moins réfractaires ; car ce qu’elles repoussent obstinément c’est le patronage, — surtout le patronage moral.

Leur permet-il encore, parce qu’il y trouve son profit pécuniaire, de s’occuper de ses intérêts matériels, de ses besoins corporels, de son logement, de sa santé, l’ouvrier interdit à ses patrons de songer à son âme, de veiller à ses besoins moraux. En certaines régions, l’ouvrier français, tout comme ses « collègues » anglo-saxons d’Angleterre ou d’Amérique, ne tolère déjà plus que les chefs d’industrie s’occupent de lui, en dehors de l’usine et des heures de travail; s’il est un patron ou une société qui ose se croire charge d’âmes, la maison est mise à l’index[2]. Encore une fois, voilà, aujourd’hui, le principal obstacle à l’exercice et au rétablissement du patronage. Les meneurs de la classe ouvrière, les syndicats, qui, sous prétexte de l’affranchir, la courbent sous une dictature tyrannique, protestent contre tout ce qui rappelle cet humiliant patronage, contre tout ce qui tient des antiques relations patriarcales et suppose chez le patron une autorité traditionnelle, contre tout ce qui pourrait nouer un lien moral entre les chefs d’industrie et leurs ouvriers. Cela est un malheur pour la paix de l’atelier et pour la prospérité de l’industrie, car, pour assurer la paix sociale, rien ne vaudra le patronage. Mais nos regrets ne doivent pas nous faire illusion : nous sommes en face d’un fait qu’il serait périlleux de nous dissimuler. Les préventions croissantes des classes ouvrières, dans les grandes

  1. Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie.
  2. Voyez, par exemple, dans la Réforme sociale (août et septembre 1893), une instructive étude de M. Hubert Valleroux intitulée : la Grève d’Amiens. Je pourrais citer plus d’un trait analogue.