On se flatte souvent, chez nous et à l’étranger, de parer à l’insuffisance ou aux lacunes de la sollicitude patronale par l’intervention de l’Etat; on compte sur l’État et sur la loi pour contraindre au besoin les patrons et les compagnies à remplir plus complètement leur devoir social, de façon à garantir l’ouvrier contre les maux du chômage, de la maladie, de la vieillesse. A en juger par nos voisins d’Allemagne, les espérances mises sur l’intervention de l’Etat risquent fort d’être déçues. En voulant provoquer ou imposer les œuvres de prévoyance ouvrière, l’Etat peut décourager l’initiative privée et ralentir le mouvement qu’il prétendait accélérer. A l’action humaine et personnelle des chefs d’industrie, aux institutions vivantes, organismes spontanés, sortis des besoins locaux, se substitue le mécanisme administratif, avec ses rouages bureaucratiques, avec ses cadres automatiques et ses règlemens uniformes.
C’est ainsi que, en mainte usine de l’Allemagne, le système bismarckien des assurances obligatoires semble avoir arrêté le développement normal des institutions ouvrières. Les primes versées par les patrons pour alimenter les caisses d’assurances de l’Etat ont tari leurs propres caisses de secours. Quand l’Etat fait mine de s’ériger en providence des travailleurs, les patrons s’habituent à se reposer sur l’Etat du soin de s’occuper de leurs ouvriers. Un des effets les plus fréquens de l’ingérence gouvernementale a été de relâcher le lien patronal entre les chefs d’usine et leur personnel et, par là, de compromettre, au lieu de l’assurer, la paix de l’usine. Avec le système allemand, la séparation des classes s’est accentuée : les patrons d’un côté, les ouvriers de l’autre; « l’Etat se place entre les deux, comme un mur, pour les empêcher de se voir[1]. »
Loin de réveiller et de stimuler l’initiative spontanée des chefs d’industrie et des sociétés, la lourde main de l’Etat tend, trop souvent, à l’étouffer. Son intervention suscite, chez l’ouvrier, des aspirations et des exigences que la loi ne peut satisfaire, et, comme toutes les institutions gouvernementales ne fonctionnent qu’avec des frais d’administration élevés, les résultats sont rarement en proportion des sacrifices infligés à l’industrie, aux patrons, et aux ouvriers.
L’avidité croissante du fisc et l’ingérence intempestive ou vexatoire de l’Etat ne sont pas, hélas ! le seul obstacle à l’accomplissement
- ↑ M. Léon Say, le Socialisme d’État; Paris, Guillaumin, 1894.