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d’usine, dans le comptoir des marchands et la caisse des banquiers. Ce n’est point, hélas! que Mammon soit déjà vaincu et sur le point d’être chassé de toutes les forteresses où il s’est retranché; mais il n’y est plus omnipotent, il ne s’y sent plus le seul maître, et, s’il ne saurait se convertir, il est obligé de faire l’hypocrite et de compter, malgré lui, avec des scrupules dont, naguère encore, son cynisme se fût ri.

L’esprit nouveau qui souffle sur l’industrie revient, pour une bonne part, à l’Evangile et aux diverses confessions chrétiennes : catholiques, anglicans, réformés, luthériens, ont compris, presque en même temps, qu’il y avait là, pour les laboureurs du Christ, des laudes à défricher, une terre où jeter les semences de justice et de charité. Ils n’ont pas cru que la vertu sociale du christianisme fût épuisée par sa tardive victoire sur l’esclavage; la main jadis tendue à l’esclave antique et au serf du moyen âge, les ministres de l’Homme-Dieu l’ont offerte au prolétaire moderne, émancipé du joug servile, mais non toujours d’une misère imméritée. La papauté, dépossédée de sa couronne temporelle, s’est retournée vers les humbles; du fond de la solitude vaticane, Léon XIII a solennellement rappelé au monde chrétien les droits du travail et les devoirs du capital. Et, quelque imprudens et périlleux que nous semblent, pour la société et pour l’ouvrier lui-même, les commentaires que certains interprètes osent tirer des enseignemens du Saint-Siège, nous sommes toujours heureux de rendre un respectueux hommage aux intentions et aux actes de celui qui aime à s’entendre appeler « le pape des ouvriers[1]. » Mais, si loin que porte encore, parmi les fils de ce siècle sceptique, la grande voix de Rome et des ministres du Christ, on se tromperait étrangement en croyant que, pour se mettre à l’œuvre, les patrons et les sociétés ont attendu cet appel d’en haut.

Parmi les économistes eux-mêmes, parmi ces savans terre à terre accusés, non toujours sans injustice, de se préoccuper exclusivement de la richesse matérielle et de négliger l’homme, le facteur vivant de la richesse, plus d’un s’était efforcé, dès longtemps, d’inculquer aux patrons, aux sociétés, aux capitalistes, le sentiment de leur responsabilité sociale[2]. L’oublier serait pécher

  1. Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie (1892).
  2. Pour en citer des exemples, nous n’aurions que l’embarras du choix. C’est ainsi qu’un des vétérans de l’école économique libérale, M. de Molinari, insistait, avant les encycliques du pape Léon XIII, sur ce que « la fonction du capitaliste implique des obligations morales. » (L’Évolution économique au XIXe siècle, 1879.) M. J. Simon avait déjà, sous le second Empire, exposé, en plus d’un ouvrage, cette vérité qui, alors même, n’était pas nouvelle. Pour ne parler que de la France, la notion des devoirs du capital et des responsabilités du chef d’industrie s’est fait jour, de bonne heure, chez les hommes sortis de l’école saint-simonienne ; en renonçant aux utopies de Ménilmontant, ils se sont souvenus, pour la plupart, des idées humanitaires de leur jeunesse. Nous devons surtout mentionner, ici, une école et une société qui, depuis plus d’un tiers de siècle, se sont donné pour tâche de raviver partout, en France et à l’Étranger, le sentiment des devoirs sociaux incombant à la richesse et aux patrons : c’est l’école de Le Play, désignée souvent sous le beau nom d’ « Ecole de la paix sociale ».