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moraux. C’était une maxime, presque partout reçue, que les affaires étaient les affaires; que la philanthropie n’y avait rien à voir; que confondre deux domaines aussi différens, c’était préparer la ruine de l’industrie.

Un changement s’est opéré dans les esprits, chez nous du moins, en France et dans tout le monde occidental, un changement à l’honneur de la nature humaine et au profit de l’ouvrier. Si les nécessités de la production contraignent toujours l’industrie à tenir les yeux fixés sur le bilan annuel, elle n’en est plus hypnotisée, comme par le passé; elle consent volontiers à sacrifier une part de ses bénéfices, souvent même une large part, au bien-être de ses ouvriers. Chez tous les patrons et dans toutes les sociétés, ces préoccupations morales ont pris une place grandissante. Ne fût-ce que pour avoir le droit d’être sévères envers lui, soyons justes envers notre temps : si le souci de faire fortune et le mercantilisme semblent en train d’avilir les nobles carrières qui naguère s’intitulaient libérales, la passion du gain et l’esprit mercantile semblent avoir moins de prise sur les professions qui paraissaient leur domaine naturel.

Cela est particulièrement vrai de la grande industrie et des grandes sociétés. Le sentiment moral, en baisse ailleurs, se relève chez elles. Noble inconséquence de l’esprit de l’homme, si rarement d’accord avec ses principes ! A l’époque même où de prétendus philosophes s’efforçaient de ravaler la nature humaine au niveau du monde animal, enseignant que l’homme et les sociétés n’ont d’autre loi ni règle que la force et le struggle for life, l’industrie, l’égoïste industrie, accusée de broyer les générations entre les cylindres de ses laminoirs, s’apprenait à voir dans l’ouvrier autre chose qu’un outil de chair, autre chose que des bras et des muscles loués à tant par heure. Le capital même, l’odieux capital, s’est senti des devoirs envers le travail, et l’argent, l’impersonnel argent, s’est avisé qu’il pouvait avoir des responsabilités vis-à-vis des prolétaires qu’il se vantait de faire vivre. Jusque dans les assemblées d’actionnaires, chose inouïe autrefois! on a vu des capitalistes s’inquiéter du sort du personnel et des ouvriers, réclamer pour eux un jour de repos hebdomadaire, et proposer ou voter en leur faveur des mesures qui restreignaient le dividende à toucher. La notion de la fraternité humaine et le sentiment de la fraternité chrétienne, que nous ont si longtemps rappelés en vain les devises inscrites aux murs de nos édifices et les chaires de nos églises, s’infiltrent peu à peu jusque dans les repaires traditionnels de Mammon, dans l’antre du publicain au cœur glacé que l’on s’imaginait fermé à tout autre sentiment que l’amour du lucre, jusque dans le cabinet des directeurs