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Bonaparte juge la guerre périlleuse. Marchant sur Vienne, il peut vaincre, sans doute, si l’armée du Rhin pousse hardiment en Allemagne ; mais il n’a pas confiance en cette armée, elle est lente ; le commandement y est divisé. Il n’entend d’ailleurs partager avec elle ni l’honneur de la guerre ni la popularité de la paix. Enfin si elle ne marche pas ou si elle marche mollement, si les Autrichiens qui se sont refaits ont un élan d’audace, si l’archiduc a un éclair de génie, Bonaparte peut être écrasé. Il ne risquera point cette partie. Il a l’avenir devant lui ; il a encore le temps d’être prudent. Il traitera, et d’autant plus vite qu’il voit, au ton des lettres de Talleyrand, par celles que Maret lui fait tenir de Lille, que la négociation avec l’Angleterre va se rompre. L’Angleterre rejetée dans la guerre, c’est de l’argent pour l’Autriche qui n’en a plus, et un soutien pour Thugut, que tout le monde abandonne. La paix faite avec l’Autriche, Bonaparte attendra, en luttant contre l’Angleterre, l’inévitable remous que causeront l’incapacité et les excès du Directoire.

Il s’y prépare. Autant il avait montré d’ardeur à pousser les Directeurs au coup d’Etat, autant il montre de réserve à les en féliciter. Il ménage ses cliens de demain qui, n’ayant plus d’espoir qu’en lui, doivent nécessairement lui revenir. Il multiplie, par l’écho de ses discours aux Cisalpins et aux Génois, par ses avis directs à Talleyrand et aux Directeurs nouvellement élus, les conseils politiques : « De l’énergie sans fanatisme, des principes sans démagogie, de la sévérité sans cruauté… » « Il est une petite partie de la nation qu’il faut vaincre par un bon gouvernement… » Il écrit à Augereau : « Qu’on ne fasse pas la bascule et qu’on ne se rejette pas dans le parti contraire. Ce n’est qu’avec de la sagesse et une modération de pensée que l’on peut asseoir d’une manière stable le bonheur de la patrie. »

Il s’aperçoit qu’on l’espionne ; Lavalette l’avertit que le Directoire le trouve tiède ; Augereau lui écrit que les Directeurs vont lui commander la guerre à outrance ; Talleyrand et Barras lui envoient des avis qui se résument en ces mots : « Expulser les Autrichiens de l’Italie. » Il répond par une mise en demeure. Sans Venise, écrit-il aux Directeurs, il doute que la paix soit possible : aux Directeurs de choisir ; les destinées de l’Europe dépendent de leur décision. Mais cette décision, il la leur dicte. Il force les nuances, augmente les périls, exagère les ressources de l’ennemi, diminue les siennes : il déclare que, si le Directoire veut recommencer la guerre, l’armée du Rhin doit entrer en campagne quinze jours avant celle d’Italie ; le roi de Sardaigne doit fournir 10 000 hommes ; le Directoire doit ratifier sans délai le traité