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négociateur expert et correct, n’était ni homme d’Etat ni homme d’action. Il s’était toujours tenu prudemment à l’écart de la Révolution qu’il comprenait peu. D’ailleurs, s’il avait eu, sous le règne du Comité, le courage de la dépêche et du conseil, courage fort louable, car il ne laisse pas d’être rare dans les chancelleries, il était entièrement dépourvu du courage civil, même du simple sang-froid. Il n’avait ni esprit de parti pour lui tenir lieu de caractère, ni caractère pour lui (cuir lieu de convictions politiques. Il voulut, ayant peur de tous, ménager tout le monde. Il se laissa compromettre dans des complots dont il n’attendait que des malheurs. Il ne fut même pas, dans le Directoire, un appui pour Carnot, qui réclamait la paix modérée avec d’autant plus d’insistance qu’il y voyait la première condition d’un retour vers la modération à l’intérieur.

Il y eut entre les Directeurs une première escarmouche, le 16 juillet, à propos des ministres. Cette discussion éclaire singulièrement l’avenir. Si le coup d’Etat qui se préparait alors est l’antécédent de celui de Brumaire, les propos qui furent, ce jour-là, tenus par les futurs auteurs de la révolution de Fructidor sont une introduction à la constitution de l’an VIII. Carnot, qui présidait, proposa de renvoyer les ministres des affaires étrangères, de la justice, de la marine et des finances, parce que « tel lui paraissait être le vœu de la majorité du Corps législatif. » Reubell s’y opposa, en fait et en droit : en fait, le vœu de la majorité ne lui était pas connu ; en droit, ce vœu ne pouvait pas se faire connaître : « Que si, par malheur, dit-il, il pouvait exister une majorité qui voulût se mêler du renvoi et de la nomination des ministres, la République serait, par cela même, dans une véritable anarchie, puisqu’un seul pouvoir aurait usurpé tous les autres[1] ». « Je ne reconnais point au Corps législatif un droit que lui refuse la constitution, répliqua Carnot ; mais sans accord entre le Directoire et la majorité du conseil la constitution ne peut marcher… » — La majorité ! s’écria Larevellière, mais elle pourrait être dirigée par des hommes corrompus et vendus à l’étranger ! D’ailleurs, fût-elle au moins composée d’hommes probes, il résulterait de ces principes « une telle versatilité dans les maximes du gouvernement et des changemens si fréquens dans les chefs des différentes administrations, que l’anarchie serait la suite inévitable de cette seule cause. » Barras déclara que, comme Reubell et Larevellière, il voulait sauver la liberté et la République ; qu’en

  1. « Ce pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui l’entoure, n’aurait pas d’ambition… » Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre 1797.