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pouvoir établi et conseille de rendre à César ce qui n’appartient déjà plus à la cité ; le Ghetto est en fête : les juifs sont assimilés aux citoyens ; les aristocrates fuient, ou se cachent et tremblent ; le petit peuple demeure morne et hostile. C’est l’ordinaire spectacle des entrées triomphales dans les villes italiennes. Cependant Bonaparte n’oublie ni l’arsenal, ni le trésor. L’arsenal est pauvre, le trésor est vide. Il ne reste guère dans l’un et dans l’autre que des antiquités ; mais quelques-unes sont des chefs-d’œuvre, ainsi les fameux chevaux du char du soleil. Berthollet, assisté par le peintre milanais Appiani, parcourt les musées et les églises, et fait son choix de trophées d’art. Le 16, Bonaparte reçoit, à Milan, des députés vénitiens et il signe avec eux un traité qui légalise l’occupation de la ville par les troupes républicaines, promet le châtiment des fauteurs des révoltes contre les Français, prépare une entente en vue d’échanger des territoires, stipule trois millions en numéraire, trois autres en agrès maritimes, trois vaisseaux, deux frégates, vingt tableaux et cinq cents manuscrits. Le nouveau gouvernement de Venise n’étant ni reconnu, ni même constitué, l’ancien n’existant plus, le traité demeurait soumis au bon plaisir du Directoire. Les engagemens que prenait Bonaparte n’étaient qu’un leurre, un moyen de décevoir, à la Polonaise, les imaginations des Vénitiens jusqu’à l’arrivée des Autrichiens. Il ne devait subsister de ce traité de Milan que la partie des obligations vénitiennes. Bonaparte les fît exécuter par provision. Ses agens procédèrent immédiatement aux réquisitions d’argent, de munitions, de vaisseaux et d’objets d’art. La main qui écrivit plus tard : « La dynastie des Bourbon et la dynastie des Bragance ont cessé de régner, » put écrire dès le mois de mai 1797 : « Il n’existe plus de lion de Saint-Marc. » Quant aux imprudens Vénitiens qui, se déclarant, « ivres de joie, et pénétrés de la plus vive reconnaissance », acclamaient « le magnanime libérateur, l’immortel Bonaparte », nul, dans l’armée de ce général, ne se faisait illusion sur leur sort. Un des officiers les plus purs de cette armée, une sorte de second Desaix, Dommartin, écrivait, le 16 mai : « Le général Bonaparte a vengé l’humanité et le sang français ; toutes les provinces vénitiennes sont confisquées : notre armée les occupe et nous pourrons nous en servir pour dédommager l’Autriche des autres pertes qu’elle a faites. »

Le Directoire n’eut garde de ratifier le traité, mais il en approuva l’exécution anticipée. « Vous pouvez, écrivit-il à Bonaparte le 26 mai, vous pouvez mieux que personne juger ce qu’il est utile et possible de faire. Ce que vous avez exécuté, dans les circonstances les plus délicates, et notamment à l’égard de Venise,