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« protectorat », en Lombardie, persuadés qu’il se prêterait mal à une négociation destinée à annuler ou à transformer les préliminaires signés par lui, crurent habile de le prendre au mot et publièrent, le 2 mai, un extrait de sa lettre du 19 avril, annonçant son retour. « La joie de revoir Bonaparte —, disait, en commentant cette lettre, l’officieux Rédacteur, — la joie de revoir Bonaparte au sein de la France et de Paris, sera pure et dégagée des inquiétudes que des malveillans n’ont pas craint de semer au profit des factions. Les factieux de toute espèce n’auront pas d’adversaire plus redoutable, le gouvernement d’ami plus fidèle. » Bonaparte, de son quartier général d’Italie, pénétrait mieux l’opinion de Paris que les Directeurs de leur cabinet du Luxembourg ; il était déjà, et de bien haut, leur maître, dans l’art de manier la presse et d’entraîner les esprits. Sa lettre, publiée comme il y avait compté, produisit l’effet qu’il en attendait, et cet effet tourna à la confusion des Directeurs. « Bonaparte est devenu une seconde autorité dans le gouvernement français », écrit Sandoz. On mande, dans le même temps, à Mallet : « Bonaparte a annoncé son retour. Il est, en ce moment, pour les Jacobins, les fanatiques, les philosophes, bien supérieur à Charlemagne[1]. » Le Directoire comprit son erreur et jugea qu’il valait mieux avoir Bonaparte occupé en Italie qu’en congé à Paris ; que, si redoutable que fût sa carrière militaire, « sa carrière civile » le serait bien davantage ; que, pour étendre les préliminaires, il faudrait des victoires, de l’audace, de l’habileté, beaucoup de force, autant de ruse, nombre d’usurpations ; et que sans Bonaparte on se trouverait privé de tous moyens d’action et de persuasion. Ceux des Directeurs qui désiraient s’en tenir aux préliminaires, comme Carnot, opinèrent que Bonaparte devait rester en Italie pour y hâter la conclusion de la paix définitive ; ceux qui désiraient étendre les préliminaires, comme Reubell et Larevellière, opinèrent qu’il y resterait pour forcer la main à l’empereur et obtenir la cession de toute la rive gauche du Rhin. Les Directeurs continuaient ainsi de dériver dans le courant qui portait Bonaparte, et toutes leurs mesures tournaient à livrer le Directoire à ce général en attendant qu’ils lui livrassent la République.

Non seulement ils ne restreignirent point ses pouvoirs, mais ils les augmentèrent. « Nous sommes satisfaits de la sagesse de votre négociation… » écrivirent-ils, le 4 mai. Ils désireraient le voir revenir afin de lui donner les témoignages dus au grand nom qu’il s’est fait dans l’histoire de la guerre et de la liberté ;

  1. Rapports de Sandoz, 15 mai, Bailleu, I, p. 127. — Lettres de Mallet du Pan, 10 mai, André Michel, II, p. 277.