Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/245

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déserté. Ce qui a perdu le second Empire et ce qui a mis la France dans la cruelle situation où elle est depuis 1870, c’est la déplorable mobilité politique de Napoléon III. On dirait un rêve décousu. L’empereur a commencé par l’alliance anglaise et l’a poursuivie jusqu’au traité de Paris en 1856. Puis il s’est tourné du côté de la Russie, et comme, fort heureusement, aucun ressentiment implacable n’était résulté de la guerre de Crimée, ses avances ont trouvé à Saint-Pétersbourg le meilleur accueil. Peut-être n’avait-on pas tiré de l’alliance anglaise tout ce qu’on pouvait en tirer, et l’on n’avait pas encore profité des coquetteries engagées avec la Russie, lorsque les événemens de Pologne sont survenus. L’Angleterre s’en est très adroitement servie pour engager avec nous, à Saint-Pétersbourg, une action diplomatique commune qui nous a irrémédiablement brouillés avec la Russie. Et qui a pris définitivement à ses côtés la place autour de laquelle nous évoluions depuis quelque temps sans avoir réussi à nous fixer? M. de Bismarck, qui, lui, n’y est pas allé par quatre chemins, et qui, avec son bon sens avisé et sa volonté toujours agile et prompte, a fait alors ce que le gouvernement allemand voudrait bien renouveler aujourd’hui. lia trouvé, ce jour-là, le pivot de toute sa politique future. Profitant de ce que notre politique avec l’Italie n’avait, elle aussi, consisté qu’en velléités poussées assez loin pour exciter les désirs de nos voisins et pas assez pour les satisfaire, il s’est offert de ce côté pour y compléter l’œuvre laissée par nous en suspens. Toute la politique extérieure de l’empire est dans ces quelques mots. On sait où elle nous a conduits. Puissions-nous du moins comprendre la leçon qui s’en dégage, à savoir que rien n’est pire que de ne pas savoir où l’on va quand on se met en marche, ce à quoi on s’engage quand on se lie, de s’avancer pour reculer ensuite, d’hésiter, de tâtonner, de se croire prudent parce qu’on se réserve, et de livrer en effet la partie à ceux qui, après avoir mesuré leurs chances d’un regard clair et froid, s’y jettent résolument et par le bon joint. Qu’était-ce, en 1863, que l’affaire de Pologne? Un incident. Nous avons permis à cet incident de peser sur notre politique générale et de la dévoyer. Qu’est-ce, aujourd’hui, que l’affaire sino-japonaise ? Un incident, grave à coup sûr, mais un incident. Le tout est de savoir si, sous la troisième République comme sous le second Empire, les incidens domineront notre politique générale, ou si notre politique générale gouvernera les incidens. Aujourd’hui, comme autrefois, nos fautes sont surveillées de très près, et il se trouvera quelqu’un toujours à point pour en profiter.

L’Angleterre n’est pas dans la même situation que nous. Elle n’y était pas non plus en 1863, lorsque, après nous avoir lancés avec elle dans l’imbroglio polonais, les conséquences en ont pesé exclusivement sur nous. Sa situation insulaire lui permet, quand cela lui convient, de n’avoir pas, en Europe, de politique continentale, et sa politique dans le reste du monde s’en trouve assurément plus libre et plus dégagée.