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jusqu’au bout dans une abstention sympathique, qu’elle laisserait faire, peut-être même qu’intérieurement elle approuverait. La déception n’en a été que plus cruelle. L’adhésion soudaine, peu expliquée dans ses origines, presque rude dans la forme, de l’Allemagne à l’entente franco-russe a retenti à Tokio comme un coup de foudre. Il serait injuste de nier qu’elle ait apporté à notre intervention diplomatique un concours très précieux.

N’exagérons rien, pourtant. Si l’empereur Guillaume aime à donner aux évolutions apparentes de sa politique un cachet tout personnel, et même à procéder par coups de théâtre, il sait fort bien ce qu’il fait, et ses résolutions, pour éclater à l’improviste, n’en sont pas moins le résultat de méditations antérieures. Le grand souci de l’Allemagne est l’entente qui s’est établie entre la Russie et la France. Elle n’en connaît pas exactement le caractère, qui n’est d’ailleurs bien connu de personne, mais elle s’en inquiète, et n’a pas de préoccupation plus constante que de s’y mêler, — non pas, évidemment, pour en resserrer les liens. On comprend que l’empereur Guillaume n’ait pas vu sans impatience la France et la Russie sur le point d’inaugurer une action à deux en Extrême-Orient, action intime, probablement à étapes successives, et pour cela même de longue durée. Quels que fussent ses intérêts au Japon, intérêts purement commerciaux, il n’a pas oublié qu’il était avant tout le souverain d’une grande nation européenne, et qu’il représentait de ce chef des intérêts politiques supérieurs pour lui à tous les autres. Il cherchait depuis longtemps l’occasion de rendre un signalé service à la Russie. L’occasion s’est présentée : allait-il laisser la France jouer seule le rôle qu’il regardait comme sien ? C’est de la sorte, à n’en pas douter, que la question s’est présentée à son esprit à la fois impressionnable et réfléchi. Dès lors, la solution qu’il devait lui donner était certaine. Si nous en avions la place, le moment serait peut-être opportun pour rappeler l’histoire des rapports de l’Allemagne et de la Russie depuis quelque trente-cinq ans. Au reste, M. de Bismarck l’a tracée à grands traits et de main de maître dans le dernier discours important qu’il ait prononcé devant le Reichstag allemand. C’était le 6 février 1888. On ne saurait trop relire et méditer cette remarquable harangue, qui produisit alors, dans toute l’Europe, une si légitime impression. Avec un art merveilleux, avec un talent de mise en scène qui n’a jamais été dépassé, M. de Bismarck, que la nature n’a pas fait orateur, mais auquel la politique a enseigné à dire exactement tout ce qu’il veut, s’est longuement, parfois lourdement, toujours puissamment appliqué à se disculper des reproches que la Russie est en droit de lui adresser. Il faisait là son testament oratoire ; on aurait dit qu’il le pressentait. C’est une vraie page d’histoire qu’il a eu la prétention d’écrire : toutefois, s’il avait trouvé la pareille, rédigée dans un autre esprit sans