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auprès du roy dépende de lui, ni qui ait un seul poil de crainte de tous les capucins et moines, qui sont hors ou dedans le monde... Je vous prie de suplier Sa Majesté de ma part qu’elle avise de mieux connoître les hommes, et mêmement moines, avant que leur commettre choses d’importance, pour être mêmement traitées en Italie, et à Rome, où il y a plus de finesse qu’en tout le reste du monde. » — Il ne respira plus jusqu’à ce qu’il eût expédié le bruyant capucin d’Henriette, qui lui avait donné une des plus chaudes alertes de sa vie diplomatique.

D’après les obligations de cette vie, le lecteur pourrait croire à tort que ce grand négociateur fut un chrétien et un prêtre médiocres. Toute la correspondance du cardinal, j’ai hâte d’ajouter ce trait, respire une piété sincère, un attachement scrupuleux aux devoirs de l’état ecclésiastique. Tout ce que nous savons de lui est sujet d’édification. Sa révérence pour les chefs de l’Eglise avec lesquels il discutait fut profonde, filiale. Dans la Rome politique et mondaine d’alors, d’Ossat n’éprouva jamais cette réaction de scepticisme dont témoignent Rabelais et tant d’autres voyageurs. Il avait fait une cloison étanche, dans son cœur, entre les devoirs du chrétien et ceux du diplomate; dans la personne du Pape, entre le père des fidèles et le souverain dont il devait combattre les exigences. L’esprit simpliste de notre temps et de nos démocraties comprend malaisément ces distinctions; il met trop vite en doute la sincérité de ces personnages doubles, ministres français en bataille dans la salle d’audience, prêtres romains soumis et croyans hors de cette salle. Ce même esprit ne conçoit pas davantage que le vainqueur d’Arqués ait dû négocier, plier, compter avec les vieillards du Vatican autant qu’avec le Chef de la maison d’Autriche. Le partage d’âme d’un cardinal d’Ossat paraîtra illogique aux tout jeunes gens, et à quelques politiciens très vieux ; il est pourtant l’indice d’une haute synthèse philosophique, non moins que d’une adaptation professionnelle du diplomate; il est surtout l’effet d’un regard longuement, obstinément fixé sur la complexité des choses humaines, sur l’inextricable connexion de leurs misères avec la sublimité des choses divines.

La Correspondance nous fait connaître un écrivain primesautier, étranger à toute recherche de bel esprit, uniquement soucieux de mettre dans le langage des affaires clarté, nuance et force. Les portraits qu’il trace ont du relief, des touches brusques et vigoureuses où Saint-Simon put retrouver un ancêtre ; par exemple quand il dépeint « le variable et précipiteux naturel du duc de Savoie. » C’est déjà l’association d’idées qui fera dire à Victor Hugo, avec un concetti plus risqué,


La Savoie et son duc sont pleins de précipices.