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depuis longues années d’une France qui changeait chaque jour, mal renseigné par de lents courriers dont la moitié se perdaient en route, plongé dans un milieu hostile où la malice espagnole et souvent, hélas ! la malice française défigurent toutes les nouvelles, tous les faits. Et d’abord, où est le bon parti, dans cette anarchie de la patrie?

Nous jugeons aujourd’hui des sentimens de cette époque après le succès, sous l’empire de la séduction qui s’est attachée au nom d’Henri IV; nous en jugeons très faussement. Il nous parait que la légitimité du Béarnais ne devait pas faire doute pour les honnêtes gens, non plus que la connexité entre ses intérêts et ceux de la France. Le droit n’était pas si clair. Jamais peut-être, plus qu’à cet obscur carrefour de la fin du xvi c siècle, il ne fut difficile à un Français de discerner le devoir du patriote, le véritable intérêt de la nation. Dans ce monde atterré par les progrès de l’hérésie, la première légitimité était celle de l’orthodoxie, de la cause catholique. On pouvait hésiter entre le vieux cardinal de Bourbon, le roi de la Ligue, et ce lointain Bourbon du Béarn, peu connu, excommunié, déclaré inhabile à succéder par la bulle privatoire de Sixte-Quint. Fallait-il, pour les beaux yeux de cet aventurier, faire de la Fille aînée de l’Eglise une autre Angleterre renégate? Et ses chances étaient si faibles au début ! Contre lui, tant de seigneurs qualifiés, le peuple de Paris, le clergé, les moines, la conscience religieuse; avec lui, quelques reîtres d’Allemagne et de Suisse, quelques Gascons chanteurs de psaumes; entre deux, le tiers-parti, les politiques, comme on disait alors, ceux qui n’aident jamais, attendent le succès et trahissent le malheur. La vérité, c’est qu’Henri était l’avenir, la raison, mais aussi l’aventure, le scandale; la Ligue avait pour elle la plus respectable tradition, les gens bien pensans, les bons conservateurs du passé. On pouvait s’y tromper, de loin surtout, au cœur du bercail menacé, dans l’atmosphère ecclésiastique et passionnée où vivait d’Ossat. Il ne s’est pas trompé, il a vu le chemin d’avenir et de raison, ce qui n’était pas facile; et, l’ayant vu, il l’a courageusement suivi, ce qui l’était encore moins.

Imaginez ce prêtre, tenant presque seul pour les novateurs, dans Borne. Joyeuse, le cardinal-protecteur, son ami, son bienfaiteur, Joyeuse fait volte-face et embrasse le parti de la Ligue. D’Ossat n’en est point ébranlé : il rompt, quoiqu’il lui en coûte. Les jésuites, tout-puissans à Rome, ne sont pas tendres pour les partisans du roi huguenot. L’ancien ami de Ramus, qui avait jadis inquiété la Sorbonne, risque gros: ne va-t-on pas suspecter son orthodoxie, l’accuser tout au moins de tiédeur, lui si attaché à sa foi, si exemplaire dans sa vie religieuse? Sans doute, il dut