Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/188

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
VI

— Par ici, monsieur, par ici ! dit Boutou qui me tire par le pan de ma jaquette... en bas, dans la grande salle, au Nord, tous les parens de mon camarade Samson vous attendent.

— Tous les parens!... que me veulent-ils?

— Hier, Samson m’a demandé : « Le vazaha ne te fait pas peur à toi ? » J’ai répondu : « Oh ! non. » Et il a dit : « Ma sœur est très malheureuse, il faut prier ton vazaha de la secourir... » Alors je lui ai dit d’amener sa famille chez moi... et que je lui montrerais mon vazaha.

Dans la salle du Nord, sur des nattes, le long du mur, tous les parens de Samson sont accroupis en rang d’oignons. Une femme, modelée suivant cette plastique qui semble la revanche de beauté prise par les esclaves sur les patriciennes; auprès d’elle, un homme de quarante ans, le mari sans doute. Puis un garçon d’une vingtaine d’années: des cheveux lisses, une fine moustache, tous les indices d’une filiation de gens libres... un cousin, me dit-on... Sur la même ligne, trois vieilles, ridées, ravagées, édentées, la lèvre bavarde pendante en bénitier, de celles enfin que Rabelais nomme des sempiternenses... On en rencontre de tout temps en tout pays... Enfin, à l’extrémité, quelque chose comme une brosse arrondie, une boule de cheveux crépus, ras et blancs, coiffant un visage noir, à traits énormes, et tout un être si difforme, si cassé, d’une vétusté telle qu’au vêtement seul on peut en démêler le sexe...

— Oh, oh ! fis-je en regardant l’aïeule, celle-là date au moins du règne d’Andrianampoinimerina.

— Vous dites vrai, Tompokolahy[1], c’est Andrianampoinimerina lui-même qui me fit captive... J’étais noble alors, là-bas, dans le Sud, et jolie, jolie, plus jolie encore que ma petite-fille Ramiadane que vous voyez là... Le roi d’Ambouhimangue m’a prise... Depuis ce temps, je suis esclave, et mes petits-enfans, hélas! le sont aussi, sauf ce jeune homme qui fut libéré par son père, le maître de sa mère.

Elle désignait du doigt le garçon à cheveux lisses que j’avais remarqué dès l’abord...

— Soyons brefs. Tu veux ta liberté?... C’est une petite affaire. Vaux-tu dix piastres en tout ?

— Merci, Tompokolahy... mon maître ne me permet pas de me racheter; il s’enorgueillit de ses esclaves, même quand il ne

  1. Monsieur, littéralement : mon maître mâle.