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Après le succès du premier élan, Boulon devait-il, comme ses compatriotes, s’arrêter court?

Il appartenait certainement à l’élite de la race... dans le vague atavisme que révélaient la structure de son crâne, le dessin de ses traits, la clarté de son teint, je me flattais de trouver la garantie d’une intelligence perfectible, capable de tenir toutes les promesses du début... c’était bien l’individu désigné pour la sélection... Déjà l’influence de l’éducation se traduisait heureusement chez lui par les sentimens si rares de modestie et de confiance...

J’hésitais pourtant à parachever l’œuvre commencée... L’expérience ne pouvait réussir qu’en Europe, loin de la corruption inconsciente, des contacts avilissans, des promiscuités bestiales de la vie des noirs... Et encore les exemples des Malgaches, admis en France à nos écoles industrielles ou militaires, ne sont-ils pas encourageans. Sans prétendre engager avec nous et chez nous une lutte inégale, nos élèves, tout pleins d’espérances d’abord, comptaient déployer utilement leur activité dans leur pays ; mais replongés sans conseil, sans appui, sans contrôle, dans le milieu d’origine, ils ont fait retour à la barbarie primitive, ne gardant de la civilisation française que nos vices...

Peu soucieux de ces graves questions, Boutou, dans mon antichambre, annonce à ses parens son prochain départ.

— Que veux-tu, mon homme? dit Euphrasie à Rainizafy, le cadet n’est plus à nous... Il est le fils du vazaha dont il parle aujourd’hui la langue. Il quittera la terre des ancêtres; l’autre côté attire et nous le prendra... Nous ne reverrons plus notre enfant, mais il sera heureux;... il nous oubliera peut-être, mais nous serons fiers de lui.

Comme pour justifier cette prédiction, Boutou fait justement sur son jeune frère l’essai de ses facultés récentes :

— Ecoutez donc Faralahy, monsieur. Je lui enseigne le français... Il sait déjà : ny alika, le chien; et ny trano, la maison; il peut aussi compter jusqu’à quatre, mais ne veut pas aller plus loin... Il a la tête dure... C’est un vilain nègre.

Et Faralahy, croyant que ces mots font partie de la leçon, répète, les yeux écarquillés, avec des efforts d’articulation : — Vilain nègre, vilain nègre...

Pour moi, témoin muet et songeur, la scène de famille m’apporte un doute nouveau... N’est-il pas à craindre qu’à son retour d’Europe, l’enfant ne découvre en sa mère aussi une pauvre créature noire, ignorante et grossière?