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qui ont reçu le don de la musique et des chants. Il est fréquent d’entendre à Tananarive un groupe d’indigènes répéter un refrain populaire, tandis que le soliste improvise au gré de son imagination le texte du couplet dont la mesure seule est fixée d’avance.

C’est ainsi qu’on célébrait chez moi mon anniversaire… Le chœur de mes porteurs et de mes voisins était dirigé par un jeune bouffon qui se croyait certainement l’égal des plus grands poètes. La figure de ce polisson vaut qu’on la dessine au passage. Un strabisme intermittent brisait son regard, déconcertait l’expression d’une physionomie mobile, mais fine. Le corps fluet, très maigre, n’accusait aucune disproportion, mais le costume affichait une véritable passion de mascarade : les lambas se bigarraient de ramages criards, reproduisaient à l’infini la tête d’un personnage célèbre, une statue, un palais, une cathédrale, une locomotive passant sur un pont, ou quelque tableau d’un genre plus léger… Les vagues Siciles où Molière plaçait ses Mascarilles et ses Scapins ne virent jamais plus extravagant ni plus effronté valet de comédie… Il répondait au nom de Patsalahy qui signifie : « Crevette mâle… » Sa tête, souvent troublée de fumées alcooliques, hébergeait un mélange d’idées imprévu, disparate, picaresque : traditions purement malgaches, notions simiesques des mœurs d’Europe, mauvaises passions de toutes les humanités, superstitions de nègre, scrupules chrétiens… Il préparait des philtres mystérieux pour enchanter la dulcinée rebelle, mais il se confessait à la date du 13 juillet, qui était pour lui la veille d’une grande fête…

Patsalahy préludait généralement à l’inspiration poétique par une danse de caractère… Il rythmait le pas pour faire trois fois le tour de la salle, un pouce en l’air, en simulant du bras des mouvemens d’aile… Puis il se fixait, le poing sur la hanche, et enseignait quels sont les grands peuples qui se partagent l’univers. — « Il y a les Français qui demeurent à Paris, les Anglais qui habitent l’England, les Norvégiens qui sont en Norway, les Arabes à Pour-Saïd, le Betsimisarakes à Tamatave, et les Malgaches à Madagascar. »

Telle était l’ethnologie de Patsalahy.

— Mais, reprenait-il, tous les blancs ne sont pas de l’autre côté, il en est aussi venu dans notre capitale. — Suivaient les adresses et les professions des Européens établis à Tananarive ; à chaque nom s’ajoutait quelque remarque facétieuse qui terminait la strophe et fournissait la rime.

Il ne se donnait aucun divertissement en ville sans que cet aède fantaisiste trouvât moyen de s’y glisser… Un jour donc que l’on saluait au passage un de nos explorateurs les plus connus, Crevette-mâle honorait de sa présence notre réunion… Pourtant