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De toutes les chrétientés voisines, une seule manque à l’appel, celle des lépreux, que la loi écarte. Chassés de partout, ces déshérités cachent dans la campagne la honte et la puanteur de leur chair blanchie, tuméfiée, désagrégée. La mission leur a construit des cases de refuge; un apôtre est désigné pour porter jusque-là des mots de résignation et d’espoir.

Les villageois d’Ambouhidenpoune, d’Ambouhipène, d’Antanjounbate, de Fenouarive, d’Ambouhidatrime et d’Ambouhitraze sont venus se joindre aux citadins de Tananarive. Chaque Père dirige sa troupe chantante de fidèles. A la tête des groupes se trouvent les deux principaux auxiliaires du prêtre : le sacristain et le magister indigènes. Ils ont été soigneusement choisis parmi les catéchumènes les plus instruits et les plus zélés, mais trop souvent, hélas! l’appât d’un salaire élevé, promis par une mission rivale, provoque dans cette élite même de regrettables apostasies.

Le concert manque d’ensemble : autant de cantiques que de paroisses, et les paroisses se suivent de près. Quand les voix sont fatiguées, on nasille des litanies. Un orchestre à grand tapage, dont les cuivres emplissent l’air de dissonances, annonce l’école des Frères de la Doctrine chrétienne... Les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny surveillent un nombreux défilé d’élèves dont les visages noirs s’égaient sous des voiles blancs; toutes ces jeunes agitées font effort pour prendre la mine recueillie qui sied à leur costume virginal... Des lambas de soie, des robes à frou-frou, de fines chaussures devant lesquelles les pieds nus se trouvent humiliés : ce sont les favorites de quelques Français notables... Elles occupent leur rang devant tous, devant Dieu même... Le mariage légitime, d’importation récente, ne se célèbre encore qu’exceptionnellement à Madagascar.

Ces inconscientes qui procurent à leur famille l’aisance, l’opulence même, ne provoquent ici qu’une envie sincère et sans mélange. Et les voilà qui portent la bannière de Sainte-Marie... l’Egyptienne sans doute.

Ce singulier voisinage n’incommode nullement un bon Frère coadjuteur, le Frère forgeron, qui se livre à une manifestation pieuse derrière la statue de son patron saint Eloi. Une grande ombrelle à doublure verte préserve d’un soleil trop ardent sa tête nue de vieil ouvrier, blanchie sur l’enclume... Soixante-douze ans d’âge, quarante ans de discipline ecclésiastique, trente ans de travail en terre malgache, tels sont ses états de service... Le brave religieux a pourtant la démarche alerte encore. La foi le soutient; sa prière se dégage de la cacophonie des cantiques, sa charité s’exalte au tintamarre incohérent des pauvres chrétiens noirs.

Laissant la foule massée en flots compacts autour du grand