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apporte rarement au Zouma plus de quatre ou cinq pièces d’étoffe. Et pourtant il accumule chez lui de gros approvisionnemens... Chacun doit cacher ce qu’il possède. Il ne fait pas bon étaler sa richesse : c’est la livrer sans défense aux convoitises des grands... Si le marché ne vous paraît pas suffisamment pourvu d’hommes, venez à Souanirane, chez Andriamaharo, Ratsimanjeny, Ramarotoby, Rainingory ou Rainitsizehena, ou encore, à l’ouest du faubourg, chez Rainilaitsirofo... Vous pourrez acheter là, en gros ou en détail, nombre de porteurs, de femmes ou d’enfans... Dans votre voisinage même, au nord-ouest de la résidence générale, Randretsavola gagne des monceaux d’argent. Ravokatra lui fait concurrence au quartier d’Isoaraka... Mais leur chef à tous est Rainibonaly... C’est un homme cruel et redoutable. Pour dresser les jeunes garçons au travail, il les frappe, les garrotte, les prive de nourriture...

Enhardi par mon attention, Rakoute devenait loquace, entrait avec simplicité dans des détails tels que le souvenir de l’odieux traitant, éleveur autant que maquignon, évoque encore en moi des images de harem-écurie, de femmes-poulinières :

— Oh! monsieur, nous vous supplions, ne laissez pas mes petits frères tomber en pareilles mains !...

Je finis par céder aux objurgations du père et du fils : j’acceptai le principe du rachat, et promis de faire procéder aux premières offres, au marchandage, aux palabres, à toutes les formalités de l’affranchissement.

Trois cent quarante-cinq francs!... Ce fut le montant de la dépense, ensemble les frais d’enregistrement, les honoraires du scribe, l’obole d’usage offerte aux divers témoins de l’acte, les menues commissions, avouées ou occultes...

— C’est un peu cher, fit observer mon curé, le Père Bauzac, missionnaire du quartier de Mahamasine. — Il se trouvait chez moi au moment où Rainizafy, tout joyeux, m’annonçait la conclusion du marché. — Je n’ai jamais vu payer ici plus de trente piastres[1] un marmot au-dessous de huit ans.

— Que voulez-vous ! Il faut compter avec les intermédiaires. Qui sait si Rainizafy lui-même n’a pas prélevé pour ses plaisirs un léger escompte sur le rachat de ses fils ?

— Tiens... tiens... fit le prêtre en souriant dans son épaisse barbe grise, vous commencez à les connaître, nos bons Malgaches.

Puis se tournant vers l’indigène, il l’interrogea dans la langue du pays :

  1. La piastre malgache n’est autre chose que la pièce de cinq francs française.