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Rainizafy avait pour femme légitime Euphrasie, une captive d’origine sakalave, amenée à Tananarive après une défaite de sa tribu. Affranchie par son maître ou rachetée par son mari, Euphrasie jouissait d’une liberté absolue. Trente ans s’étaient écoulés sans qu’on la vît à la corvée des esclaves, et Rakoute prouvait sa qualité de Hova par le service militaire. Cependant on soupçonnait Madeleine de s’être mariée richement. Les héritiers de l’homme auquel la mère était jadis échue en partage avaient récemment revendiqué la propriété de la fille. Redoutant le scandale public d’un procès et, plus encore, les exigences clandestines des juges, mon interprète venait de trancher la difficulté en libérant sa jeune femme à prix d’argent. Ce premier succès encourageait les soi-disant maîtres d’Euphrasie ; Boutou et Faralahy, les deux jeunes frères, allaient être mis en vente au prochain marché.

— Hélas ! monsieur, disait le père, pour notre famille c’est le déshonneur, pour mes petits, c’est pis que la mort…

— Allons donc ! l’esclavage domestique n’est pas si dur ! Quel intérêt un maître trouverait-il à maltraiter des serviteurs encore enfans ?

Rainizafy me regarda en face, sourit, et, les larmes aux yeux, recula d’un pas, comme en présence d’un obstacle imprévu, insurmontable…

Rakoute alors parla, avec l’ampleur et la redondance que tous les Malgaches déploient naturellement dans leur discours :

— Vous ne les connaissez pas, les marchands d’hommes qui achètent chez eux et revendent au loin. Ecoutez donc ce que je vais vous apprendre… Tantôt ils recrutent des gens à la campagne pour la capitale, tantôt ils en expédient de Tananarive dans les provinces. Cela varie suivant les besoins de la place, la hausse ou la baisse, les occasions diverses. Ils sont nombreux, très nombreux certainement !… Leur commerce est considérable, très important à coup sûr, soit qu’ils opèrent isolément, soit qu’ils mettent par groupes leurs capitaux en commun… L’esclavage nous vient de nos pères ; si les blancs l’abolissaient subitement, ce serait un trouble terrible pour Madagascar… Mais il est permis néanmoins de dire ceci : nous avons le cœur serré quand nous voyons passer les défilés lamentables des troupeaux humains qui s’éloignent au delà de l’Emyrne, vers des villages inconnus, jusqu’à vingt jours de marche !…

— Que me contes-tu là, mon ami ? Chaque vendredi, je parcours le marché de Tananarive. Je n’y ai jamais vu plus de trente esclaves exposés.

— Le marchand de toiles, reprit lentement le jeune homme,