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par expérience la duplicité malgache et n’ouvrais pas ma porte à un nouveau venu sans procéder à une petite enquête.

Or des bruits déplorables couraient sur mon cordonnier. À la mission française, où nous avions célébré le mariage de Jean, le père de Madeleine passait pour un esprit aveugle, livré aux pires superstitions. Avant les noces de sa fille, il avait consulté les devins qui fouillent les entrailles des poules noires, trouvé néfaste le jour fixé par l’évêque, et retardé la cérémonie de vingt-quatre heures sous ce coupable prétexte… La supérieure des sœurs en disait davantage encore. Pour elle, le bonhomme était sorcier.

Il faut avouer que la mine du personnage justifiait assez cette opinion. Ceux qui l’avaient rencontré n’oubliaient plus cette longue silhouette : une chevelure grisonnante, une figure à grimaces, éclairée de petits yeux clignotans ; sous une bouche où l’âge avait fait des brèches, une barbe de bouc, insigne du Hova. La chemise blanche, autour du corps maigre, toute droite sur deux pieds nerveux, deux pieds de grimpeur dont les doigts s’agitaient sans cesse… En somme un masque de vieux satyre, confirmant, d’ailleurs, une réputation d’obstiné polygame.

Bref, nos relations étaient restées très vagues jusqu’au jour où, malade, je reçus sa visite. Il m’apportait une corbeille d’œufs frais… m’exprimait ses souhaits de rétablissement… se perdait en formules banales…

Sans pouvoir démêler au juste le souci caché sous son front noir, je devinais, à la crispation de ses lèvres, au mouvement de sa main fouillant sa barbe, à l’inquiétude de son regard, qu’il taisait un sujet grave…

Il revint le lendemain, renforcé, cette fois, pour doubler son courage, d’un superbe nègre à traits réguliers, à nez droit, à fines dents blanches.

— Voici mon aîné, Rakoute, me dit-il… Il est soldat… C’est le sort des pauvres gens ; les officiers recruteurs n’épargnent que les riches. Mon fils n’est parvenu qu’à se faire classer dans la garde royale… C’est un avantage, car, en cas de guerre, il sera dispensé d’aller à la côte ; mais il a fallu offrir des cadeaux aux chefs, et réellement nous avons dû faire de gros sacrifices qui grèvent toute la famille… J’ai deux autres garçons, Boutou et Faralahy… Ils sont encore aujourd’hui avec leur mère, à Souanirane, au sud de la ville ; demain, je vais les amener chez vous ; je ne puis plus les garder, vous les conduirez là-bas, au loin, où vous voudrez, de l’autre côté…

Cette résolution inattendue ne laissait pas de m’intriguer. J’appelai mon interprète, qui m’aida à débrouiller l’affaire, et m’en fit comprendre les dessous.