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finalité tous ceux qui n’en sont pas demeurés « à leurs vieux cahiers de Sorbonne, » comme disait dédaigneusement Renan de tous ceux qui ne partageaient pas son avis. Et cette idée en engendre une autre, que nous avons nous-même exprimée trop souvent pour n’avoir pas aujourd’hui plaisir à en emprunter l’expression au même écrivain : « Les lois zoologiques ne sont pas ramenées aux lois physico-chimiques… L’évolutionnisme introduit l’idée de loi historique… Grâce à ce nouveau type de loi… nous nous éloignons de plus en plus du type de la nécessité… Les natures des choses sont variables et les lois unissent ici entre eux des termes toujours modifiés[1]. » C’est à nos yeux la vérité même ! Il n’y a pas de « lois d’airain « dans le monde vivant, mais seulement des principes, des principes très complexes et très généraux, des principes souples, pour ainsi dire, et ployables en divers sens ; dont les applications sont multiples, diverses, changeantes ; et des principes dont la formule, sans être pour cela flottante, est du moins toujours indéterminée et comme ouverte par quelque endroit. J’y insisterais davantage, si la question ne méritait sans doute une étude plus approfondie ; — et je me contente aujourd’hui d’avoir montré quelle pouvait être la fécondité métaphysique, historique et morale de la doctrine évolutive.


Je m’attends bien, sur cette conclusion, que les évolutionnistes me reprocheront d’avoir arbitrairement interprété la doctrine qu’ils croient avoir en garde. C’est l’habitude en notre temps, lorsque l’on pense, de penser, si je puis ainsi dire, par « systèmes entiers d’idées » ; et pour peu que vous ayez une fois invoqué le nom de Darwin, on vous somme de ne plus penser qu’à la suite, sur les traces, et dans les foulées de Darwin. Mais quand il ne me serait pas trop facile d’opposer, et comme d’entre-choquer les évolutionnistes entre eux[2], je répondrais encore ce qu’on ne saurait trop redire : c’est à savoir que tout « système » est faux en tant que tel ; il est ruineux comme système ; et il n’y en a jamais que les morceaux qui soient bons. « Chacun se fait son petit religion à part soi », disait cette bonne princesse ; et moi je réclame le droit d’avoir aussi « mon petit évolution à moi. » Si je n’ai donc point raisonné de travers ; si je n’ai sophistiqué maladroitement aucun des postulats sur lesquels repose, comme toute théorie, la « théorie de la descendance ; » et si je n’ai d’ailleurs contesté aucun des faits que l’histoire naturelle a « scientifiquement » établis, il

  1. Émile Boutroux, De l’idée de loi naturelle, p. 101, 102.
  2. Je renvoie, pour ce point, au dernier livre de Quatrefages : les Émules de Darwin, 2 vol. in-8o ; Paris, 1894, Alcan.