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ne s’est peut-être arrêtée que pour n’avoir eu d’autre idéal que le bien-être. Et pour toutes ces raisons, qui dira qu’en fin de compte ce qu’on appelle si facilement « progrès » ne serait pas quelquefois une espèce de recul ?

C’est en tout cas la question que la doctrine évolutive nous autorise à nous poser. Et en effet, depuis si peu de temps que nous nous connaissons, que nous pouvons raconter notre histoire, — mettons depuis trois ou quatre mille ans, — combien de civilisations n’ont-elles pas disparu ? je veux dire, combien de démentis l’expérience n’a-t-elle pas infligés à la théorie du progrès continu ?


Comme une mère sombre, et qui, dans sa fierté,
Cache sous son manteau son enfant souffleté,
L’Égypte au bord du Nil assise,
Dans sa robe de sable enfonce, enveloppés,
Ses colosses camards à la face frappés
Par le pied brutal de Cambyse !


Ce que l’invasion et la conquête brutale ont fait de l’ancienne Égypte, ou de Carthage, ou de Rome elle-même ; ce qu’elles peuvent demain faire de nous, de nos arts et de nos sciences, d’autres moyens peuvent l’opérer, qui n’agissent pas moins sûrement ; et, selon le mot d’un profond observateur, « s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds[1]. » C’est ce qui est arrivé, — pour des raisons que je me contente aujourd’hui d’indiquer, — aux Grecs, par exemple, ou aux Italiens de la Renaissance, les plus intelligentes pourtant, les mieux douées, et aussi, dans tous les sens du mot, les plus « avancées » des races de leur temps. Leur civilisation a péri sous l’excès de son propre principe. Ils sont morts d’avoir cru que l’art pouvait exercer sur la vie la domination absolue, unique, et illimitée que la science prétend aujourd’hui s’arroger. Il se commettait alors de « beaux » crimes, des crimes « esthétiques », et il s’en commet aujourd’hui de « scientifiques » ou de « savans » ! Mais si l’on dit que, de ces civilisations expirées les acquisitions ne se sont pas perdues ; si l’on ajoute que d’autres civilisations les ont elles-mêmes suivies ou remplacées, qui les ont dépassées ; si l’on répète une fois de plus que « rien ne pouvant se créer, ni se perdre » il importe assez peu qu’une civilisation particulière ait péri, du

  1. A. de Tocqueville, la Démocratie en Amérique, III, Ire partie, ch. X.